A Marseille, dans certains quartiers, les immeubles construits à la fin du XIXème siècle abritent des appartements qui possèdent tous le même agencement. À quelques différences près comme la hauteur des plafonds ou la largeur de la cage d’escalier.
Au 107 du boulevard Baille, dans le cinquième arrondissement, les trois appartements situés l’un en-dessus de l’autre possèdent le même plan : la cuisine avec une porte-fenêtre donnant sur le boulevard, à côté du salon, qui possèdent deux portes-fenêtres ; au milieu face à l’entrée, le dressing et la salle-de-bains, pièces aveugles, et, de l’autre côté, deux chambres, une grande avec deux fenêtres, et une petite, avec une seule fenêtre, donnant sur une grande cour commune à plusieurs immeubles. Ces trois appartements possèdent la même superficie, environ soixante-quinze mètres carrés. Seuls le bar, au rez-de-chaussée et la boîte de nuit, au sous-sol, échappent à cette uniformisation. Ils sont plus grands puisqu’ils empiètent largement sur la cour de derrière.
Mercredi trois mars mille neuf cent quatre vingt deux, il va être vingt heures dans quelques instants.
Au premier étage, dans la cuisine (porte-fenêtre de gauche lorsqu’on regarde la façade de l’immeuble depuis le boulevard), Sylvie Lasserre, dix-sept ans, essaie d’ouvrir une cocotte minute dans laquelle ont cuit à la vapeur plusieurs pommes-de-terre. Sur la table de la cuisine en formica rouge, sont placées en pile quatre assiettes dans lesquelles se trouvent des couverts et quatre verres. L’une de ses trois soeurs, Sabine, douze ans et demi, est en train de mettre la table pour le repas du soir. Au milieu, une assiette avec des tranches de jambon et un saladier rempli de feuilles de laitue et de tomates coupées en tranche attendent. La radio jaune est éteinte mais le plafonnier, lui, est allumé. Sur la table ronde du salon, Sophie, quatorze ans, s’applique sur un devoir de géométrie et trace une ligne sur son cahier avec un crayon gris et une règle. La télévision est éteinte. Sandrine, dix ans, dans la grande chambre qu’elle partage avec ses soeurs, est allongée sur son lit et pense à sa mère, Victorine, infirmière, qui devrait rentrer de son hôpital vers 21 heures. Elle se dit qu’elle aimerait qu’elle soit là, qu’elle a envie de l’embrasser.
Au deuxième étage, Émilie, trente-huit ans, égoutte les spaghettis dans l’évier de la cuisine en pierre de taille. Ses deux garçons, Paul, neuf ans, et Henri, six ans, sont assis à table derrière elle et parlent de chars d’assaut devant leur assiette de soupe fumante. Ils ont tous les deux une serviette nouée autour du coup et se disputent, comme tous les soirs. Sur la table, deux verres sont remplis d’eau et deux autres de vin. Léopold Chotard, quarante-deux ans, patron d’une boucherie rue de Lodi, range la recette de la journée dans un petit coffre-fort situé dans leur chambre, la grande, avant de passer à table. Le salon est vide, la petite chambre aussi même si la lumière est restée allumée. Le robinet du lavabo de la salle de bains goutte.
Au troisième étage, Honorine Escartefigues, soixante-quatorze ans, regarde la télévision dans le salon. Sur la première chaîne, le générique du journal télévisé vient d’être lancé. Elle est assise sur un des deux larges fauteuils en tissu disposés devant la petite lucarne. Sur une table basse en bois, quelques journaux de mots croisés, le Provençal du jour ouvert à la page du programme télé. Dans la cuisine, une assiette et un couvert sont mis. La pièce est éteinte mais sur la gazinière, un feu fait bouillir l’eau d’une casserole dans lequel deux oeufs durcissent. Son mari, Victor, soixante-treize ans, n’est pas encore rentré.
Victor Escartefigues se trouve trois étages plus bas. Il quitte le bar et se dirige d’un pas mal assuré vers la lourde porte d’entrée de l’immeuble, indépendante du bar, qui se trouve juste à côté. Il est le dernier client et le patron est en train de fermer le rideau métallique. Young Manfré, soixante-six ans, est un ancien boxeur poids plume qui a combattu Marcel Cerdan dans sa jeunesse. Aujourd’hui, son poids n’a plus grand chose à voir avec celui d’une plume et son nez tourne à gauche. Le bar est tout éteint. En dessous, la boîte de nuit est toute aussi déserte, elle n’accueille les fêtards que les vendredis et samedis soirs.
Ce mercredi trois mars mille neuf cent quatre vingt deux, au 107 boulevard Baille à Marseille, il est vingt heures lorsque Sylvie Lasserre cherche du beurre dans le réfrigérateur, Paul Chotard souffle sur sa soupe qu’il trouve trop chaude, Sandrine Lasserre ne pense déjà plus à sa mère, Young Manfré se dirige vers sa voiture garée un peu plus loin et Honorine Escartefigues écoute Yves Mourousi égrener les premiers titres du journal télévisé.
L’écrivain Georges Perec est décédé aujourd’hui à l’hôpital d’Ivry.
Me suis bien régalée à vous lire ! Amélie Poulain en plus noir peut-être, la fiction arrive à grande enjambées, ça sent le polar, ça donne envie de plus ! On dirait vraiment qu’il va se passer quelque chose, d’autre… Finalement, la mort de Perec, en tant qu’événement, serait presque une déception 😉
C’est vrai. Mais Perec est bien mort… Merci de votre passage.
Merci Jean Luc pour ce texte si précis que je viens de lire en plein coeur de Marseille. Je vais aller faire un tour au 107 boulevard baille, si le temps me le permets. Les portraits sont magnifiques.
Merci Clarence.