C’est le dix mai mille neuf cent quatre-vingt-un mai 1981 au soixante-dix-neuf de la rue du Dôme à Boulogne Billancourt et il est presque sept heures du soir.
Adrienne Paquet s’apprête à nourrir son chat. Elle emplit une soucoupe de boulettes rougeâtres et collantes qu’elle dispose sur le rebord de la fenêtre. Elle habite avec son chat Alphonse (c‘est le nom du grand père d’Adrienne mort aux champs d’honneur près de Noyon) un deux-pièces au rez-de-chaussée. Le chat bondit sur le bord de la fenêtre et se frotte au garde-corps l’échine parcourue d’un frisson avide. On entend les premières notes d’un générique d’un feuilleton télévisé…. Ta ta tata tata Daaaaallaaaas.
Au premier étage, Claus et Madeleine Brauer marchent à petits pas de la chambre vers le salon. Ils sont très vieux et ont dormi une bonne partie de l’après-midi ; Madeleine a la peau si parcheminée, si fine et si blanche que ses arcades sourcilières dessinent un masque mortuaire blafard autour de ses yeux noirs. Claus, grand et maigre, continue son chemin vers la cuisine en traînant les pieds (ses pantoufles de cuir fauve se sont distendues avec le temps) et dit d’une ton très doux : Madeleine, voudras-tu du thé ? Madeleine s’est assise dans un fauteuil énorme de relaxation de marque Stressless (qui jure un peu avec le salon Louis seize), feuillette le programme Télé 7jours et ne répond pas. Un silence hostile s’installe entre le salon et le cuisine. Madeleine a voté Giscard et Claus Mitterrand.
Sur le même palier, Philippe Castellane fume une cigarette accoudé à la fenêtre. Il porte un kimono court (un yukata) de coton aux motifs indigo et sourit d’aise. Dans la chambre, un jeune homme très beau et aux cheveux bouclés lit couché nu dans le lit défait, le dernier polar de Manchette La Position du tireur couché trouvé sur la table de chevet ; c’est Vincent, rencontré en début d’après-midi au jardin des tuileries ; ni l’un ni l’autre n’ont encore entendu parler encore de LA maladie.
Au second, Pierre et Anita Toledano et leurs enfants viennent à peine de rentrer du tennis et jettent sans ménagement leurs sacs de sport Dunlop dans l’entrée. Ils portent encore leur tenue de sport, blanc et bleu ciel, maculé de terre battue aux poches et aux chaussettes. Pierre ouvre une bouteille de bière blonde puis s’affale dans le canapé du salon après avoir allumer la télé sur Antenne 2 où Jean Pierre Elkabach (Taisez-vous, Elkabach ! ) annonce le déroulement de la soirée électorale . Dans la cuisine, les enfants Stéphane et Julie se chamaillent pour savoir qui sera le premier à déboucher la bouteille de Coca (ils n’ont le droit de boire du coca que le dimanche, Pierre Toledano est dentiste). Anita ouvre la fenêtre car la poubelle sent un peu. Elle aimerait se doucher et se demande comment s’habiller pour aller voir les résultats du second tour chez les Castellane, un couple d’amis qui habitent à deux pas, rue Corneille. Le temps a été frais et instable toute la journée et elle n’a rien à se mettre. Un pantalon à pince et un polo Lacoste rose ? Les criailleries des enfants (Julie a des stridences énervantes parfois) interrompent ses pensées. Elle lance, agacée : « arrêtez de vous disputez tout de suite, sinon j’en prends un pour taper sur l’autre ».
De l’autre côté de la cage d’escalier, Danielle Merle tourne comme une lionne en cage dans sa cuisine. Le poste de radio est allumé et elle actionne fébrilement la molette à droite puis à gauche à la recherche d’une station qui ne crachote pas. Elle a passé une bonne partie de la journée au bureau de vote de l’Ecole maternelle Ferdinand Buisson comme assesseure et elle a l’intuition que quelque chose est en train de se passer. Le président du bureau, ce vieux réac’ de Gérard Bonnay, l’adjoint au maire RPR, n’en menait pas large vers dix-huit heures (a-t-il reçu des premières estimations des RG ?). C’est bon signe. Danielle s’est dépêchée de rentrer. Elle a ouvert une bouteille de blanc sec pour se calmer. Elle aimerait que Mainard l’appelle mais il se trouve déjà rue de Solferino et est sûrement très occupé. Appelle, bon sang, si la gauche passe, alors tout, absolument tout, va changer.