dans la cuisine ils sont cinq assis sagement autour de la table, ils boivent du café en mangeant brioche et en ajoutant du sucre au breuvage âcre, la conversation tourne en rond comme les petites cuillères dans leur café, ils cherchent un angle, ça ne démarre pas, il faudrait arriver à ce qu’ils doivent se dire, ils sont venus pour ça, ils n’osent pas se lancer, ils attendent que l’autre le fasse, ils s’agitent, ils refont du café, ils vérifient le contenu du frigo, il a encore laissé la sauce tomate moisir, il pourrait s’empoisonner, vous voyez bien qu’on ne peut plus, il faut bien décider, il y en a un qui s’est lancé, on compte sur lui, on attend la suite, mais rien ne vient, la conversation s’enlise, personne n’a pris la balle au rebond, les petits cuillères tintent dans les tasses, de plus en plus fort, de plus en plus vite, les mouches lourdes se posent sur les mains, c’est pénible avec cette chaleur, se glissent entre les silences, goûtent la toile cirée et sucrée par endroits, vestiges de repas, ils finissent par regarder le ciel, ouvrir le journal aux pages régionales, et l’un tombera sur une annonce, une publicité, vous voyez que ça a l’air bien, c’est moi qui vous en ai parlé, ils se penchent, ils se rassemblent, ils se concentrent sur les quelques lignes, et c’est le plus jeune, c’est lui qui va lâcher, alors on fait quoi, on fait quoi de papa?
dans la pièce à côté, il y a la télé, il y a le canapé, là aussi ils sont cinq, ils se vautrent sur le canapé peau de mouton, ils s’esclaffent devant les publicités, ils se fascinent, surtout lui qui n’a jamais le droit de, écran qui attire, ils crayonnent sur des feuilles de brouillon, de temps en temps font irruption dans la pièce d’à côté, ils font quoi les parents, tu me ramènes une limo, on emmène pas son verre là bas, si vous voulez boire vous venez, repartent vexés, je m’ennuie avec vous, ne le disent pas, repartent sur le dos du mouton éventré, passent devant la grosse armoire et le miroir immense, s’amusent à jouer face au miroir, à devenir chanteur, présentateur télé ou star de cinéma, courent vers la salle de bain, détaillent les murs tapissés, photo du dernier noël, calendrier des pompiers, paysages photocopiés, s’installent califourchon mal assuré sur le rebord de la baignoire, mais venez là on est mieux, lui se couche, se fait un lit de la surface blanche et froide, fait mine de dormir, quand l’autre le réveille, hé mais c’est quoi ce truc, c’est dégueu, se lève, manque de glisser, les autres reniflent, auscultent, il y en a un qui sait ce que c’est, du savon, mais non t’y connais rien c’est de l’argile, touche pas, c’est pour les vieux
dans la salle à manger, il y a un vieil homme qui tourne lentement les pages d’un livre jauni, écorché, le tic tac de l’horloge le fait tressaillir de temps à autre, on dirait qu’il attend, il tourne les yeux vers la bibliothèque ouverte, son regard saute d’une tranche à l’autre, décolle vers la cheminée, photos encadrées et bibelots d’un autre âge, s’arrête sur le coffre en bois qu’il a fait de ses mains, des années auparavant, soupire et laisses ses paupières se fermer, sa tête penche vers son épaule gauche, ses lèvres s’entrouvrent à chacune des ses respirations, sa chemise tachée de bave est froissée au col, et sa peau parchemin est couverte de taches brunes si foncées et si denses qu’on croirait à certains endroits sa peau comme recouverte d’un drap fin, ajustée sur une autre peau, un autre corps prêt à surgir, prêt à s’échapper