J’ai beau fouiller je n’ai pas de souvenirs de la vie derrière les fenêtres, aucune présence, aucun contrejour. Il y a bien quelques intérieurs éclairés — mais déserts — à Amsterdam, il y a des mouvements furtifs dans les restaurants chics au bord de Kamogawa à Kyoto, il y a le scintillement des façades américaines mais nous étions toujours trop loin pour deviner la vie derrière. La maison dont j’aurais voulu effacer les murs s’appelle Les Marguerites — mon enfance passée en face. Une maison sans charme construite entre les deux guerres, son crépi blanc, la symétrie des deux fenêtres au-dessus du garage, la symétrie encore des rideaux bonne femme, la fenêtre du premier étage, centrée sur le pignon, une perfection morne et silencieuse dont je pourrais restituer encore aujourd’hui les proportions. Aux Marguerites vivait un couple d’une cinquantaine d’années, et leur grande fille, H, leur dernière, dans mon souvenir elle était déjà adulte. Le père avait été un ami de jeunesse de mon beau-père, il n’y avait plus entre eux qu’une entente cordiale de voisinage, une distance réprobatrice maintenue de part et d’autre. De ma chambre en soupente j’observais longuement cette maison dans laquelle je ne suis jamais entrée, tentant de percer le mystère de son silence quand chez nous il y avait toujours des éclats de voix, de la musique, des chansons. Souvent j’apercevais le visage de la triste H à la fenêtre du premier, j’imaginais qu’elle était retenue là malgré elle, dans sa chambre lambrissée, empêchée de sortir par sa timidité, ou par solidarité avec le père. Si elle passait dans la ruelle c’était toujours pour accompagner son père, ses épaules frêles recouvertes d’un cardigan bleu marine dont elle ne prenait pas la peine d’enfiler les manches, bras pendant le long du corps, parfois le bras droit replié sur l’estomac, s’accrochant au bras gauche, regard lointain, dirigé vers la mer où ils se rendaient ensemble d’un même pas lent — père et fille — comme si cette seule distraction devait meubler la journée. La mère était souffrante, ne sortait jamais de la maison, je ne suis pas sure d’avoir vu jamais son visage. Elle passait ses journées alitée, derrière la fenêtre de gauche dont les volets s’entrebâillaient au rythme de ses endormissements, plusieurs fois par jour. Je devinais sa silhouette osseuse repliée sur le lit mou, l’austérité de son visage malade, son teint froid, ses pensées suspendues dans la chambre immobile. À la tombée du jour le plafonnier en corolle s’illuminait, apparaissaient alors les silhouettes du père et de la fille autour de la malade, leurs mouvements ralentis, les rayures larges du papier peint, les livres fanés de la bibliothèque. Puis le père s’approchait de la fenêtre pour fermer les volets, la lumière luttait en quelques points minuscules, puis plus rien, la malade était livrée à la nuit. Je guettais encore, jusqu’à voir la chambre du premier s’éclairer d’une lueur fade, H fermait à son tour les volets. C’était le moment où parfois derrière la fenêtre de droite, presque caché derrière le rideau bonne femme, j’apercevais le père, je ne distinguais pas son regard, mais je crois qu’il tentait d’attraper un semblant de vie à travers nos fenêtres.
incroyable descriptions richesse inouïe de la mémoire
l’effet des consignes, une image entêtante, je ne sais pas vraiment pourquoi, c’est en me concentrant sur cette image, son grain, à la loupe, alors tout finit par se dérouler devant moi
» il y a le scintillement des façades américaines mais nous étions toujours trop loin pour deviner la vie derrière. » et puis cette maison d’enfance, cette maison triste d’en face, cette chambre d’en face; cette fenêtre aux silhouettes d’en face,cette enfant abîmée et sa mère malade en face, et une impression d’impuissance et de compassion dans votre description. « la bibliothèque fanée » comme image projetée d’un abandon des mots au profit de la survie au quotidien. De quoi impressionner une petit fille qui regarde par la fenêtre et s’interroge faiblement. Observer la vie des grands est parfois déprimant.
je crois bien que ça me fascinait, j’y voyais plus du mystère que de la tristesse
Caroline, ton texte m’a saisi… espérons que H. n’accompagnait son père qu’au bout de la rue… On sait maintenant que ce genre de huis-clos a pu être de la plus terrible sorte, l’atmosphère de tristesse que tu crées avec les nombreux détails et le ralentissement dû aux répétitions des scènes conduisent à y penser,
je n’ose y croire, il y avait surtout cette attente de la mort
derrière la « perfection morne et silencieuse », il y des vies, que l’on voit bien