Bleu nuit sur fond blanc sobre, estampillé Montreuil, M avec la feuille de pêcher. Les lettres imprimées tout en finesse racontent une forme tranquille d’installation dans l’espace, le tube vertical est bien trop haut pour le panneau qu’il supporte et qui, lui, semble humblement demander peu ou prou de surplomb par rapport au regard des passants. Un fin liseré encadre l’intitulé : « rue Thomas Sankara ». C’est là, simplement dit, simplement en place, et ladite rue laisse l’escalier monumental saluant la fin des châteaux d’eau enterrés là jadis, pour entamer son cheminement légèrement courbe, avec de jolis bâtiments en bois à gauche, une aire de jeux sur toute la longueur à droite. Un stade est en cours de construction au fond de la rue, charriant des nuages de sable certains soirs venteux. Sera-ce une rue piétonne plus tard ? Au pire à sens routier unique, elle n’est pas assez large pour que deux automobiles puissent se croiser. Et le sol, couleur sable, semble plutôt inviter à la marche ou la bicyclette afin de s’enfoncer davantage dans le nouveau quartier par la gauche, ou bien de renouer avec le balisage connu de l’ancien quartier à droite. À gauche donc, les rues encore à sortir de terre, seront estampillées Montreuil grâce à des figures militantes féministes, antiracistes, résistantes, anticoloniales… À droite, il y a l’ancien quartier et ses noms topographiques tendres : montagne pierreuse, haies fleuries, écoliers… Encore que le partage ne soit pas si clair, resteront une rue de l’Acacia à gauche, une avenue Salvador Allende à droite. Du point de vue des grues si actives tout autour, ce partage n’a peut-être même pas de sens. De là-haut, peut-être la plaque de la rue Thomas Sankara constitue une pierre tombale parmi d’autres dans ce grand cimetière symbolique qu’est la ville nouvelle. Il paraît qu’après la trahison de Blaise Compaoré et le meurtre qui en a suivi, le corps du Président Thomas Sankara n’a peut-être pas été enterré au cimetière de Ouagadougou. Il gît en tout cas sans sépulture, quelque part, depuis le 15 octobre 1987.
À Ouagadougou justement, il y une avenue du « Capitaine » (sic) Thomas Sankara, avec notamment une morgue et une université ; il y a le Thomas Sankara International Airport. Il y a un Centre Thomas Sankara. Un Lycée Thomas Sankara. Un grand prix cycliste féminin Thomas Sankara.
Et un mémorial en travaux. Un kokedama provisoire est sobrement suspendu à son entrée, un peu de guingois, avec ces mots retranscrits d’un discours de Thomas Sankara : « Vous ne pouvez pas accomplir des changements fondamentaux sans une certaine dose de folie. Dans ce cas précis, cela vient de l’anticonformisme, du courage de tourner le dos aux vieilles formules, du courage d’inventer le futur. Il a fallu les fous d’hier pour que nous soyons capables d’agir avec une extrême clarté aujourd’hui. Je veux être un de ces fous. Nous devons inventer le futur... » Depuis l’avenue, deux drapeaux burkinabés accueillent les visiteurs, plantés dans des pots de béton. Des cartons éventrés, quelques détritus. Derrière les grilles rouge et verte, couleurs du Burkina Faso, sur un promontoire accessibles par deux escaliers de part et d’autre, la sculpture (sa seconde version, paraît-il) d’un homme en marche, souriant, confiant poing gauche levé, torse large et hanches étroites, béret militaire, se détache sur fond de ciel. Il y a visiblement eu volonté d’offrir une image réaliste du grand homme, mais l’essai semble pour le moment peu probant. A part l’allée qui part de l’avenue du Burkina jusqu’au monument, tout autour il y a du gravier ou de la terre, on devine les anciens bâtiments du Conseil de l’Entente, là même où il a été assassiné. Certains jours, sous un grand arbre quelques étals calés avec d’énormes pierres — y aurait-il du vent ? — proposent des T-shirts, des photos en tenue de militaire, et même des mugs.
Google Earth semble résister à mes demandes, en tout cas ne m’honore pas des mêmes réponses à chaque requête. Je finis par découvrir une Thomas Sankara Street à Asokoro au Nigeria, un Studio Sankara à Dakar. Est-ce là tout ? Cela me semble impossible. Les lieux pour dire à haute voix son nom seraient donc si rares ? Quelle est l’histoire, quelles sont les histoires de cette annihilation mémorielle dans l’espace public ?
Quelques requêtes plus tard. Bigre, il me semblait qu’il y avait une rue Thomas Sankara à Niort, j’en étais sûre, je ne la retrouve plus, je ne la retrouve plus !