Ce cimetière imaginaire qui contient en lui tous ceux des Hautes-Alpes, j’aime pousser sa grille, m’y promener, sillonner ses travées. Il est un livre ouvert qui me permet de comprendre un pays, de connaître son âme, celle de ses protégés, de les rencontrer.
Adolphe sifflote dans son cercueil, il imite le chant des mésanges, tsi, tsi, tu. Il insiste : Allez, mes toutes belles, préparez votre nid pour vos oisillons. C’est pour vous que j’ai demandé que, sur ma tombe, soit installé un nichoir, pour encore vous entendre zinzinuler, pour deviner le frôlement de vos ailes quand vous apportez la becquée à vos petits et leurs pépiements quand ils sont affamés. Avec moi, réjouissez-vous du printemps qui fleurit.
Près de lui, pas de plaque, mais une inscription sur la branche d’une croix déglinguée : On ne voit bien qu’avec le cœur. Dis, que vois-tu sous la terre, toi l’inconnu dont je ne connais pas le nom, que vois-tu de moi au grand soleil ? Tu murmures : n’aies pas peur. On passe si vite de vie à trépas.
L’une contre l’autre, deux tombes minuscules, entourées d’une barrière blanche, envahies par des rosiers tout moussus : Juliette J. décédée le 21 septembre 1920, âgée de huit jours… G. Aimé. Ici repose G. Aimé, né le 15 décembre 1957, décédé ce même jour... Juliette refuse le dialogue. Aimé, si jeune, un jour de vie à peine, lui est enchanté de se raconter. Mon père m’a nommé Aimé, du nom de son père. C’est de tradition dans la famille, nous étions les aînés, les héritiers. Mon grand-père a vécu, il vit encore, parfois il me rend visite bien que fatigué. Il murmure : je te rejoindrai bientôt, mon petit… Oui, lui il a vécu, il vit, et moi j’ai mourru.
Jules Q., maire du village de longues années, regretté de ses administrés, d’une voix de stentor, il appelle. Non, ce n’est pas moi qu’il réclame, c’est son chien, ce boxer fauve rouge au plastron blanc, qui le protège. Il l’a voulu statufié près de lui. Il ordonne : ne bouge pas, reste là, mon ami fidèle, j’ai besoin de toi. Le molosse, oreilles dressées, lui obéit. Je ne fais pas partie du monde qu’ils ont perdu.
Un peu à l’écart, la tombe de Blessing Matthews, pourquoi à l’écart ? Parce que étrangère ? Elle repose sous un tumulus de terre, toujours fleuri par des mains qui se souviennent du drame, de sa noyade en Durance le 6 mai 2018. Je veux en savoir plus. Elle me dit son départ du Nigeria, trop de violence, d’attentats, de corruption. Elle me dit son long voyage, son soulagement quand elle a franchi la frontière franco-italienne, le contrôle de police, sa peur, sa chute dans le torrent à la Vachette. Elle me dit d’embrasser pour elle sa sœur, tous ceux qui militent pour aider les migrants comme elle. Elle me remercie pour les fleurs que j’ai déposées sur sa tombe. Elle rit : moi, je croque les pissenlits par la racine.
Ici reposent Alix Jacques Madeleine G. et Jacqueline E. Avalanche du 10 mars 1946. priez pour eux. Leurs voix mêlées, comme litanie, décrivent l’avalanche qui vient du torrent, qui détruit le village, les coulées de boue qui emportent les habitants et eux entraînés, et eux qui se sont retrouvés, dieu merci, là, dans ce caveau. Ensemble, réunis pour l’éternité.
Une tombe simple, un carré de terre, une croix. Une plaque sur le mur de l’église. Philippe Lamour, 1903-1992, il fut à l’origine du Parc Régional du Queyras et de la Grande Traversée des Alpes. Il hurle sous la terre, il vocifère : « Vous m’entendez, vous m’entendez Je veux vous redire ce que je clamais déjà en 1981 et que j’ai toujours sur le cœur. Le temps de l’indolence et des illusions est révolu. Il faut du courage, réagir pour survivre, faire croisade contre la misère et la faim à travers le monde. Vous m’entendez ? Passez le message. Ce qui se joue à présent, c’est la survie de notre civilisation.»
Sur le mur de l’église, on les a tous mis là, le Jeannot, le Célestin, la Jeanne, la Marie, et tant d’autres, leurs noms inscrits sur des cœurs en tôle émaillée qui autrefois ornaient les croix de bois de leurs tombeaux. Écoutez-les, ils protestent, ils sont agacés, ils sont coincés. Moi le Jeannot près du Célestin qui voulait détourner l’eau de ma source. Moi la Jeanne près de cette salope de Marie qui m’a piqué mon mari. Et nous restons bien obligés sagement alignés dans l’envie de nous déchirer.
Une croix jaillit de la neige. Une simple inscription : Dieu est, et cela suffit, Louis B., prêtre. Louis, dis-moi, toi qui es maintenant de l’autre côté, dis-moi, as-tu rencontré ton dieu, là-bas, dans les nuages ? Louis est aux abonnés absents, il ne me répondra pas.
Tous ces mots qui me sont adressés, à moi, morte en sursis, à moi qui bientôt, vais m’étonner: bon dieu, ça alors, je me retrouve de l’autre côté, et je mastiquerai, et je mâchouillerai mes mots et je ressasserai pour ceux qui sauront entendre ma voix d’outre-tombe.
Beau cimetière imaginaire, Christiane.
Les morts que tu évoques sont attachants.
Merci pour ton beau texte !
Quelle belle sensibilité. La première fois que j’ai vu ces coeurs sur les murs de l’église d’un village des Alpes que j’aime beaucoup, je les avait trouvé curieux et magnifiques. Merci.