Je dois descendre au village, promenade matinale agréable, surtout dans le sens de la descente, plus dure au retour, le sac à dos empli de courses. J’ai décidé d’aller au plus court, je filerai tout droit, cap sur le clocher du village. Ma petite chienne me suit.
.Je traverse la rue et le portail de ma voisine. Je m’engouffre dans son garage, resurgis dans le jardin de mon amie Charlotte, passe la barrière, coupe le sentier piéton, le champ de la ferme, salue les vaches qui me regardent, surprises comme si elles regardaient circuler un train. Roulotte, ma chienne, s’affole, elle ne comprend pas mes incursions en terre étrangère. Elle fait demi-tour. Trop, c’est trop pour elle.
Je continue ma trace. À nouveau une cour, un chien qui aboie, je télescope sa niche — il est abasourdi –, pénètre dans un hangar dont la porte est fermée par de gros verrous. J’en jaillis les cheveux emmêlés de paille. Je fonce dans un champ de luzerne, dans une ruche où des abeilles bourdonnent, je les laisse préparer leur miel et rejoins le chemin qui file vers le village. Je le suis sur une centaine de mètres. Quelle facilité pour marcher, à bon pas ! Il vire. Je l’abandonne pour caracoler sur le dos des voitures du carrossier, elles gênent mon avance, un vrai bordel son entreprise, je me sauve à travers les baies vitrées de son bureau et me retrouve, barbotant dans la piscine – toute petite – de Madame XX, la riche de la commune, elle hurle, elle ne peut admettre ma présence dans son domaine qui est si bien sécurisé, en tout hâte je m’éloigne, piétinant ses plates-bandes, désolée pour les lys orange et les rudbeckias, enfin pas vraiment. Me voici à nouveau sur le chemin en pente vive, des voitures garées, je m’amuse à sauter d’un toit à l’autre, belmondo-femme, ouah. Je saute au dessus d’un chantier et des ouvriers qui travaillent dans la fosse, stupéfaits ils en lâchent pelles et pioches. Tout droit, tout droit, je perfore les murs du Carrefour situé à l’entrée nord du bourg, amusant de passer incognito en bousculant les étalages, de passer incognito devant les caissières sans montrer le contenu de mon panier, tiens j’ai chipé au passage une tablette de mon chocolat préféré, vilaine ! Je le déguste et entre dans la pharmacie du Guil, sans porter le masque, le masque dit obligatoire, bousculant la pharmacienne qui, me voyant traverser le mur de l’officine, balbutie affolée : le masque, le masque. Je disparais, la laissant pantelante, désemparée. Un extra-terrestre en notre bonne ville ? Voici l’esplanade, en contrebas la crèche municipale, je saute par la cheminée, je rejoins les bambins allongés sur les tapis, je m’offrirais volontiers un roupillon auprès d’eux, mais non, je dois continuer, sauter un muret, traverser le skate-park en m’autorisant quelques glissades, une vrai pro, prête à tout pour aller droite dans mes bottes de sept lieues, passer en travers de la haie d’églantiers, aïe, saluer l’unique figuier du pays, traverser les maisons qui me bouchent la vue, saluer Pierre et Paul sidérés, et la patronne du magasin de sports, imperturbable, elle en a vu tellement des excentriques, alors une de plus ! Et puis surprendre la pédicure en plein travail, et sa patiente dont les pieds tremblent de frousse dans ses mains, et elle qui me chasse, furax, elle a besoin de sérénité pour soulager des pieds abimés. Et longer la cour de l’école, entrer dans la médiathèque, il me serait plaisant de m’asseoir et lire le quotidien, avec un café offert par la bibliothécaire, non, elle m’ignore. Je traverse la maison du tourisme, escalade la fontaine de marbre rose, l’eau du bassin est fraîche à mes pieds fatigués. De là, la rue principale toute droite et la grande place dominée par l’église. Mon objectif.
J’entre dans l’édifice, non pour me répandre en prières , mais pour appeler très fort le curé, je le bouscule, je le traverse , il est affolé, une intervention du diable peut-être, il tombe à genoux, il prie, il hurle, pardon, seigneur, pardon. Je l’abandonne, je me marre. Mission accomplie. Droit au but. Tout droit.
Quelle énergie et quelle liberté!