Je suis bloquée en gare de Marseille. Une heure d’attente. Ce maudit TER vers Briançon a été stoppé par une coulée de pierres. Le temps de dégager la voie ! Pas un siège libre pour m’installer. Peu de sièges d’ailleurs. Supprimés. Des SDF avaient pris l’habitude de s’y vautrer pour roupiller. Alors, rétorsion. Alors, contrainte à rester debout, ma valise à roulettes comme un petit chien en laisse à mon côté…
Des chiens à gogo. Des gros, des petits. Un caniche blanc à la même tête ébouriffée que sa maîtresse et le même regard éteint. Un lévrier affublé comme sa patronne d’un élégant manteau à carreaux. Écossais, tous les deux ? Et celui-là, un labrador, renifle les bagages des voyageurs en direction de Paris. Des chiens partout. Odeurs de pisse. Quelques chats dans leur cage qui miaulent de colère… Qu’est-ce que je fous à espincher – comme on dit à Marseille – l’espèce animale ?
Et les humains, alors ? Agglutinés devant les tableaux d’affichage, dans l’impatience de voir apparaître la lettre, celle du quai où ils embarqueront. Au coude à coude. Oubliée la peur du Covid ? Ils ne portent pas de masques. Seules, quelques femmes voilées, soumises à l’ordre d’Allah, d’un mari, d’un père, d’un frère… Alors, plus de covid ? Pourtant, aux infos, ils le disent : la X-ième vague déferle sur l’Europe, sur la France. Faire gaffe. Bon, je n’ai pas, dans mon sac à dos, de gel désinfectant, oubli regrettable, la gare poisseuse me donne l’envie de me laver les mains…
Le temps s’étire lentement. Ponctué d’infos lancés par les hauts-parleurs, inaudibles souvent. Brouhaha de voix. Ça discute dans les téléphones portables, mais vers l’ailleurs, Tokyo, Oslo, Saint-Malo, pas avec la voisine, le voisin, non, trop proches, ils sont inquiétants. Des rires d’enfants, belle musique. Des exclamations dans un groupe de scouts agglomérés comme moutons. Ça existe encore, ça ? Des foulards autour du cou, des shorts aux genoux, de grosses godasses, les yeux fixés sur le chef de meute. Et tout près, des jeunes filles, jolis culs serrés dans des jupes à ras les fesses, seins pigeonnants. Et ce mec, balèze, aux bras tatoués. Tatouage magnifique, des motifs géomagnétiques, des bandes, une tortue, des pointes de lance. Je pense aux Maoris que décrit Caryl Ferey dans ses bouquins sur la Nouvelle-Zélande. Son corps est-il intégralement tatoué ? Je fantasme. Je ne le saurai pas. Et s’il dégrafait sa chemise, juste deux boutons, je verrais sa poitrine puissante, je découvrirais son animal totem, je lirais ce qu’il est. Aie, piétiner sur place me fait divaguer.
Marre de la chaleur d’étuve de cette gare, de ses pins qui décorent les couloirs, ne pas savoir : sont-ils vrais, artificiels ? Artificiels, comme tous ces gens pressés, toujours à l’affût et supportant difficilement la moindre attente, le moindre trou dans leur emploi du temps. Pourtant, une heure à observer, à ne rien faire, à rêver. Comment rêver dans cette chaleur, cette foule, des silhouettes anonymes, ces regards vides, ces non-sourires ? Face à ces stands identiques où des employés fatigués distribuent une mauvaise bouffe ; face à ces machines qui remplacent les humains, délivrant les tickets de train, les poinçonnant, les changeant si besoin, renseignant, réservant… enfin, quand elles fonctionnent ! Elles s’arrêtent, c’est la cata. La cata, pour moi, c’est tourner en rond, à la recherche d’un souffle d’air, d’un sourire, d’une lettre magique sur le tableau d’affichage des départs.
Ça y est : quai E. Le TER vient d’arriver. Une heure de retard. Une heure de retard, sur cette ligne c’est banal. Mais une heure à observer notre monde, même si c’est par le petit bout de la lorgnette, c’est belle aventure. Ciao !
Peut-être, attendions-nous en même temps dans le hall de la gare Saint-Charles ? Bel inventaire de cette jungle de gare. Merci.