Un jour de grande faim et de peu de patience, on lui a dit : « si tu as faim, mange ta main et garde l’autre pour demain ». Il n’y avait jamais pensé. C’est une bonne idée. Alors, tout seul dans sa chambre bien à l’abri, il a entrepris de s’exécuter. Il a commencé par le plus petit des doigts, le plus maigre, celui qui semble devoir offrir le moins de résistance, celui qui est si agile d’habitude pour se glisser partout. Un peu comme une mise en bouche. Un petit bâtonnet d’apéro tout léger au goût de noisette soufflée. Et vas-y que je te croque : un peu dur quand même, pas grand-chose à manger finalement. Il passe à celui qui porte l’anneau, à retirer pour commencer comme on enlève l’arête d’un poisson. C’est un peu plus consistant, ça craque toujours sous la dent, pas beaucoup de gras, et la faim est encore là. On attaque alors les deux autres, qui vont ensemble, que tout le monde arrive à rapprocher, à serrer et qui prouvent bien qu’on peut être soudé comme les doigts de la main. On savoure davantage maintenant le charnu des bouts, on les laisse fondre dans la bouche avant d’arriver au dur, qu’on recrachera vite fait ; ça lui rappelle les dragées de sa communion, qu’on suce le plus longtemps possible, laissant couler le sucre en fusion au fond de la gorge, avant d’arriver à la résistance de l’amande qu’il faudra bien croquer pour en venir à bout et déguster par petits bouts d’éclats. Ce léger goût discret qui voile l’amertume, il le reconnait bien dans le goût du plus grand. Penser à bien ronger autour de l’os de celui qui montre, comme on rogne autour du pilon de poulet à la peau craquante, bien dorée, juste sorti du four. Les ongles sont à retirer comme on pèle une pomme, bien sûr. Enfin, reste le pouce habitué à ce qu’on lui mange dessus tout simplement. C’est le plus grassouillet, ça fond dans la bouche comme de la graisse de canard. Il retrouve un peu la saveur sirupeuse du foie gras qu’on sort juste à Noël jusqu’à l’overdose. Un rien nauséeux le pouce. Pas le courage finalement d’attaquer la paume de la main, trop irrigué cet endroit, et trop d’histoire aussi. Toutes ces lignes qui se croisent lui donnent le tournis.
Un peu calé, il est sorti de sa chambre. Juste devant, deux adultes qui se mangeaient le nez. Tiens, se dit-il, voilà une idée pour la prochaine fois de grande faim et de peu de patience.
C’est absolument affreux et délectable. J’en mangerai bien un autre, de texte comme celui-là.
Merci Louise ! Vraiment. L’idée a peiné à faire son chemin.
Bravo, c’est délectable d’horreur et d’absurde… Et joliment écrit.
Merci Claire. ça me fait plaisir et m’encourage.
Gourmand, un regret cependant, quel dommage de ne l’avoir ni cuite ni assaisonnée. Heureusement qu’il reste la deuxième. Qu’est-ce donc que ce hashtag SEL ? un lien avec la cuisine…?
Nature c’est tellement meilleur ! L’assaisonnement tuerait ce petit goût qui en rappelle tant d’autres.
Pour SEL, on en reparlera…
Texte savoureux…
Merci Michael. Heureuse que vous vous soyez délecté.
Une nouvelle un petit bijou
Merci, ça me touche !
Comme une comptine pour enfants que l’on raconte sur les doigts: mon premier va au moulin, mon deuxième mouds le grain, mon troisième fait cuire le pain, mon quatrième le mange et mon cinquième reste sur sa faim… ou un vague souvenir nostalgique que réveille votre texte
Ah je n’y avais pas pensé. ça me ramène au temps de l’enfance.
A picorer et à croquer. L’étrangeté et l’horreur décomplexées par les mots. Merci.
C’est vrai !