#40jours #21bis | protocole de mise en bière avec livre.  

Ce livre-là aura fini son trajet de livre avec lui. Il ne serait plus lu. Du moins cet objet livre, car tout le monde peut se procurer le Temps retrouvé. Quant à savoir qui le lit vraiment aujourd’hui, c’est une autre histoire. Lui, il l’avait fait, elle le savait. Les autres lecteurs potentiels, ce n’était pas son problème à ce moment précis où elle avait décidé de trouver quel livre l’accompagnerait, lui, dans sa funeste immobilité. Elle se demande souvent si l’ouvrage aura mis plus de temps à se décomposer que le corps, là-bas, sous la terre du cimetière de Lozère où presque personne ne lui rendrait plus visite. Tous trop occupés dans leurs vies bien loin de lui, maintenant. Il avait la totale, toute la Recherche du temps perdu, édition rare. Prendre le dernier tome dévaluerait à jamais la collection. Mais qu’était le prix d’une collection à côté de sa vie perdue ? Il aurait sûrement râlé, lui qui écumait les bouquinistes, qui les engrossait même. Ces ramiers ne tarderaient pas à  rappliquer après sa mort pour tout racheter à prix cassés, les fumiers ! Mais à ce moment-là elle ne le savait pas encore, tout ce qui comptait était d’avoir la force de poser le livre à côté du mort, son mort, au bon endroit. Elle choisit la main droite. Il était droitier et écrivait bien. Non pas bien au sens graphique : au sens des idées. Parfois elle se disait qu’elle avait hérité de cette écriture toujours trop pressée, mal dessinée. Il était devenu médecin parce que faire se vie dans le bouquin n’était pas bien vu . On faisait médecine. Il était mort d’avoir trop fumé. Elle aimait ce paradoxe. Elle prit le Temps Retrouvé dans la petite armoire vitrée, là, sur la dernière étagère, et se rendit à la chambre funéraire avec comme seules armes contre le désespoir : le livre dans son sac et le bébé dans son ventre.