Elle n’a pas d’âge. C’est ce qu’on dit d’elle depuis qu’elle est arrivée. Elle a dû fuir son pays et la voilà dans la ferme. Là-bas il y en avait aussi, des grandes, des riches. Mais c’est fini depuis qu’ils ont commencé la destruction. Le travail des champs, c’était sa vie. Elle ne connait pas la langue du pays qui l’accueille mais elle sait qu’ici on manque de bras, de saisonniers. Alors elle fait tout ce qu’elle peut, fichu sur la tête et cœur à l’ouvrage. Elle a appris le mot reconnaissance. Elle est hébergée mais ne veut jamais venir prendre de café dans la maison. Elle préfère une brève sieste dans la paille de la grange. Quand on passe, on l’entend fredonner une sorte de berceuse, comme un Ave Maria. Elle chante le temps des moissons, comme avant.
Sa petite voiture rouge un peu cabossée est garée. Elle a peu de temps pour passer d’une toilette à l’autre, d’une maison à l’autre : cette partie du département est grande, il faut tout faire tenir en peu de temps. Elle va bien plus loin que l’attendu : cette fois-là, arrivée plus tôt elle voulait d’abord arroser les plantes, ouvrir les volets. Elle a trouvé sa dame âgée par terre, tombée près du lit. Elle lui a sauvé la vie. Elle a prévenu les pompiers, l’a rassurée, a appelé les proches, préparé un sac de linge. Plus tard elle est venue la voir à l’hôpital, en plus du travail et de tout ce qu’elle fait pour sa propre fille, son fils et ses petits-enfants. Elle dit qu’elle repartira en Nouvelle-Calédonie parce qu’elle veut mener à bien là-bas une action liée à la maladie d’Alzheimer. En attendant, elle espère que sa petite voiture tiendra.
C’est elle qui fait le lien, on ne le dira jamais assez. Gardienne de la cité d’artistes. C’est compliqué, les artistes. Il y a toujours des clés perdues – elle a les doubles – ; des fuites ; les colis qu’ils viennent chercher ; des envies de parler ; des histoires difficiles ; des colères soudaines qu’elle désamorce ; les chagrins des inconsolables, la bonne humeur quand même, comme elle dit. Elle explique aux uns ce qui peut aider les autres et réciproquement. Le ménage aussi, de haut en bas. Les plantes qu’elle soigne. Et il faut qu’elle soit toujours disponible pour les travaux : un bâtiment classé est en cours de restauration et les complications ne manquent pas. L’architecte a besoin des clés, les ouvriers frappent à sa porte pour savoir où ils peuvent entreposer certains outils. Les jours d’exposition, elle vérifie que les curieux ne passent pas de la salle au jardin. Ce n’est pas un zoo : ici, on travaille. Et s’il y a des intrusions, comme le jour où quelqu’un a volé une statue dans le jardin ou une clé servant d’enseigne, il faut prévenir, recueillir les témoignages. De sa loge s’échappent de délicieuses odeurs, tout le monde en profite : elle utilise pour cuisiner, les épices de l’île aux fleurs dont elle a, par vagues, la nostalgie.
J’aime tes portraits et surtout le recul avec lequel tu les abordes. Merci