On reste planté devant la béance qui s’est faite, là en plein centre-ville, tout près de la place principale et de la mairie, on reste là à contempler ce qui n’est plus que lambeaux de motifs végétaux d’un papier peint, blocs de béton ou de pierre déstructurés, terre et gravats de toutes sortes au sol, et la pelle mécanique qui continue son travail d’éventration, d’extraction des souvenirs qu’elle ne dénichera pas car ils se sont déjà faits la malle dans les têtes des habitants de cette ville, d’un certain âge il est vrai, mais qui s’arrêtent un instant devant cette trouée, qui se veut éclaircie, en se demandant où donc s’en est allée leur jeunesse : friche de l’ancien cinéma l’Eden à Saint-Etienne rue Blanqui, où les néons se sont éteints depuis près de vingt ans, et qui va devenir dans les mois à venir…un jardin.
On a beau fixer le sol et tenter de voir l’au-delà, il n’y a que des rails pour le tramway qui traversent cette sorte de place, avec des morceaux de trottoir aux plans inégaux – une marche, deux marches, un plan incliné, un léger dénivelé – qu’il faut bien scruter à l’avance en tant que piéton afin de ne pas trébucher et de se retrouver les jambes en l’air et l’oreille collée sur le bitume à tenter, non d’entendre l’arrivée du tram, mais les remous de ce qui fut là, il y a si longtemps, et qui doit continuer, dans cette sorte de vie souterraine de se liquéfier, de s’épancher et couler sans fin : rivière le Furan qui a été recouverte, il y a fort longtemps, mais que l’on sait couler là-dessous, en plein centre-ville de Saint-Etienne.
Ouvrir les fenêtres sur ces deux éminences noires, sans se poser de questions, car elles font partie du paysage, comme ces platanes dans la cour de l’école ou les feux rouges au croisement des rues, et se souvenir d’une remarque d’un visiteur venu pour la première fois dans cette ville et qui découvrait le panorama offert, murmurant cela pourrait faire une publicité pour une marque de soutien-gorge avant de détourner la tête de ce magma noirâtre, qui aujourd’hui s’est recouvert petit à petit d’une végétation, ne laissant que le mamelon vierge de toute verdure : les crassiers ( terrils) de Michon à Saint-Etienne.
Tel un tableau d’Edward Hopper, mais davantage dans la pénombre, avec une silhouette adossée au zinc d’un vieux bistrot, un coude sur le bar, tenant maladroitement un verre de bière ou un ballon de blanc, semblant être sans attache ou sans regard, à écouter le tintement des verres que le patron rince, essuie puis range, tout en commentant pour les trois sangsues d’un soir accrochées là, le résultat du match de foot de la veille, où tout part à la dérive, et l’affront ultime de descendre en deuxième division qui menace et va se concrétiser, pendant que le percolateur lance un sifflement, comme en un dernier souffle, et que dehors le ciel se couvre, les lampadaires se mettant à clignoter avant de répandre ce peu de lumière nécessaire pour arpenter les rues et la vie : un lieu en voie de disparition, un vieux bistrot dans une vieille rue de Saint-Etienne.
Quiconque passe dans cette rue pour la première fois ne saura rien de ses secrets et de ce qui se cache derrière cette porte bien close avec code à quatre chiffres, ne saura rien de ces bouches d’ombres qui vous happaient, de l’humidité qui suintait sur les murs où l’on s’appuyait un peu malgré tout pour s’habituer à cette obscurité, ne saura rien des rats qui se faufilaient entre les cageots entreposés dans les minuscules cours où reprendre un peu de lumière, avant de s’engouffrer à nouveau dans ce boyau sombre et pousser enfin la porte qui délivrait la lumière et sanctifiait l’arrivée sur la place par le brouhaha de la vie d’un marché: la traboule ( passage entre et sous des maisons) entre la rue Pointe-Cadet à Saint-Etienne et la place Chavanelle.
Codicille : Tout se passe dans la ville où je suis née et où je vis encore. C’est dans cette ville que j’aurais bien envie de poursuivre le périple de ce nouveau défi de 40 jours en espérant aller au bout… J’ai déjà une masse de textes qui tournent autour, écrits dans le cadre de l’atelier de l’été 2018 et dans d’autres contextes plus personnels. Creuser encore dans cette matière. Enfin, attendons de découvrir les propositions de François...
Ils sont superbes ces tabeaux, et je dis tableaux, parce que ces endroits sont si minutieusement observés que leur description s’inscrit dans la mémoire comme les meilleures photographies qui, tout en captant le réel, traduisent aussi ce qui trouble et inquiète.
Oh oui, j’ai bien envie de découvrir St Etienne à travers ton regard !
Je confirme, jamais fichu les pieds à St Etienne, à vous lire donc…
Les images de la ville sont d’une grande précision, mais aussi empreintes du passage (in)visible du temps. C’est très fort.