Chaque fois que je vais chez le médecin pour renouveler mon ordonnance (juste un médicament pour le rythme du cœur, rien de grave), je passe devant ce grand bâtiment à vendre, devant cette espèce de grand hangar de parpaings blanc cassé, grisâtre, des lignes noires verticales sous les quelques lampes, sans ouvertures autres que trois portes métalliques ardoise et le rideau de fer ondulé de l’entrée sous son avant-toit de béton, devant le parking vide au fond duquel il se trouve, parsemé d’herbes folles droites délimitant le quadrillage des plaques de goudron, devant le muret blanc décrépi ici et là, le trottoir violet, le bosquet échevelé à l’entrée, les piles de béton qui en bloquent l’accès, leurs affiches collées, déchirées, la haie de thuyas énorme, massive, qui n’existait pas au début, que ça ne donnait sur rien sinon un champ, que même la route au bout, bien avant que le médecin s’installe, n’était pas détournée par le rond-point, la rocade, que ça filait droit et c’était la fin de la ville, qu’il était là le panneau, le nom de la ville barré, et que c’est par là qu’on arrivait, par derrière, quand on avait bifurqué à Saint-Hilaire-du-Bois, traversé la forêt en serpentant, jusqu’au passage à niveau, et la patte d’oie et voilà, c’était par-là la première zone commerciale, il était là le premier grand magasin avec et les Caddies pour monter dedans et se laisser porter et passer les portes vitrées automatiques et devant les rayons et attraper ceci et cela qu’on te donne et que tu ranges bien comme il faut dans le Caddie jusqu’à ce que tu n’aies plus de place et il faut bien descendre et courir au bolide en plastique rouge et noir derrière les caisses et monter avec une pièce jaune et c’est parti pour un tour en haut et en bas et en haut… dans une minute infinie et voilà : c’est ça, du côté de La Garenne, le Squale.
L’été, pour se baigner, on allait parfois dans l’étang aux eaux chaudes qui provenaient des bassins suspendus de la centrale, à haut fourneau et panache blanc, en dévalant une longue rigole, et puis on arpentait les flancs boisés, escarpés ici ou là, des anciennes carrières, sans pouvoir s’aventurer plus loin que quelques mètres dans les deux grandes bouches rocheuses, sombres et toujours fraiches, à dents de fer serrées, avec au seuil de l’une d’elles, une plaque de marbre commémorative toujours là, sur la droite, fixée dans la roche — Le 30 juin 1944 / Pierre Ruibet et Claude Gatineau / (20ans) / sont ici-même entrés dans l’immortalité / sacrifiant leur vie à la Patrie / en détruisant le plus important dépôt /de munitions allemand / existant en France occupée —, une grande cuve de pierre au pied, qu’on appelait une pone, remplie de terre et couverte de fleurs, deux plots en béton et une chaîne en guise de protection dans ce lieu où la gueule d’antan, réduite par un cadre de parpaings à grilles d’aération, est devenue entrée de local technique, sol en ciment, portes métalliques, plan d’évacuation, et cette espèce de structure en tuyau de poêle énorme qui en ressort, soutenue par une barre de métal fichée dans le goudron, tout près du lieu de commémoration, en obstruant pour un peu l’accès, cette structure annelée à chapeau pointu verte, qui peine à se fondre dans le lierre en suspension qui, peut-être, un jour, la recouvrira, comme il engloutira (c’est sûr) la petite maison de bois et de verre illuminée qui, devant l’autre grande gueule, sert d’accueil et de caisse aux thermes : c’était pourtant gratuit, l’été, au domaine d’Heurtebise, la géothermie.
Coco… allez… me lâche pas tout de suite coco… je sens que ça va claquer… et d’un léger coup de rein, la bille rebondit sur la butée en caoutchouc, disparait dans une gueule noire, ressort par une trappe sur la gauche, tranquillement, on la récupère facilement, coincée dans l’angle de la glissière, on relâche le bouton, la bille glisse, et fuse d’une claque sur le bouton, dans la rampe, le rail sinueux, looping, et dans la glotte illuminée du Joker, XTRA BALL en claque flip et c’est la foire du trône sous la vitre, son et lumière, Yes Sir ! — Ouais mais t’as vu l’heure ? faut se tirer de là maintenant ! on va rater le bus ! finis ton demi et refile la partie à Jojo ! — Allez… le temps de finir celle-là… et on se retrouvait dans cette pente raide, sans sa main courante, sans ses pavés irréguliers, des petits, des plus gros, et ceux qui forment une rigole au milieu pour évacuer les eaux, leurs bords non alignés, à courir comme des perdus dans ce toboggan en béton, sans voir sur la droite, l’entrée basse dans un petit vestibule contenant une boîte aux lettres collective et la volée de marches qui doit remonter dans le bar et sûrement des appartements et des fûts de bière vides, des cartons entassés, des sacs poubelle et quoi d’autre, en bas, quand on passait comme ça les yeux fermés, le portail en fer forgé qui n’existait pas, signalant l’entrée de la galerie noire, par un escalier sur la gauche, au pied d’un mur, d’un jardin terrasse en triangle, le sommet du mur couvert de mousses, une plante grimpante, des petites fleurs blanches en ce moment, et, dans l’angle aigu, une femme, assise, droite et nue, tenant une amphore, cheveux longs en arrière, front dégagé, nue, grise, parfois noire et des reflets verts, seul le ventre et le cou restent relativement blancs, la tête est frappée par le soleil, elle semble regarder dans votre direction, mais pas tout à fait, un peu à côté, à votre droite, dans l’axe d’une autre ruelle dérobée, oubliée, derrière : au pied de Chez Coco, dans la ligne du Chemin de ronde.
C’est ouvert maintenant, il y a un parc arboré, architecturé, délimité au fond par une longue extension d’un bâtiment qui en rejoint d’autres, encastrés, il y a une place de petits cailloux blancs au milieu où sont garés des véhicules, il y a là-haut un corridor, sa charpente complexe, la maison principale dont on n’aperçoit qu’une fenêtre au-dessus de l’entrée et sa marquise de verre, il y a ce bâtiment intérieur dont ne perçoit rien, comme un petite extension, avec sa façade sans ouvertures qu’on longe, la même de l’autre côté, il y a Google Maps en street view qui garde en mémoire les travaux, la façade fraichement recrépie, les bâtiments gris, ouvertures béantes et toitures affaissées, filet de protection, le corridor en partie caché par deux gros peupliers sur ce qui n’est qu’un terrain vague pour cabanon de chantier, utilitaires des artisans, tas de sable, gravats, déchets végétaux, et un monticule de terre dans un parc sauvage partiellement engrillagé, et il y a encore ce muret qu’on a ouvert, ce muret de pierres proportionnées, alignées, en partie décrépi, parsemé de lichens, de mousses et d’herbe même sur le chaperon plat, il y avait ce muret pour un lieu enclos, à l’abandon, invisible, il n’y avait que ce muret d’un côté, des façades de l’autre, et la petite voie vers la rivière et son déversoir alors sans passerelle : dans la rue des Mégisseries, mais on disait du camping.
Si on passait en barque sur le bief, on verrait sur la rive une volée de quatre ou cinq marches en pierre, couvertes d’un mélange de terre et de limon, plus ou moins herbeux, un grand mur en moellons bruts, gris, verts aux reflets bleus, rayés et troués, décrépis parfois, et deux pans en renfort de chaque côté, l’escalier en renfoncement, un arbrisseau dans un coin, pour une porte en arc parfaitement rectangulaire quand on se retrouve de l’autre côté, au milieu d’un étagement tout en recoins de murs et de toits de vieux immeubles, sur un petit terrain débroussaillé qui se voudrait un parc avec trois arbres, deux bancs et un sentier vers une place vide, par où je suis arrivé et je me demande pourquoi, comment je suis arrivé là, qu’est-ce que je faisais là ? et avec qui la première fois ? il y a… et pourquoi ça c’est resté cette espèce de quai vide ? pourquoi je suis retourné là l’autre jour ? pourquoi lui montrer ça ? : derrière la Place du Marché, cette porte du bief pour un tour sans barque.
Depuis la petite place violette, en face, de l’autre côté de la route, c’est un portail bleu roi à pointes forgées, de même que la grille sur un muret noir, un grand laurier d’un à droite, un plus petit à gauche, une cour de cailloux blancs, un ancien puits à margelle au milieu et son armature métallique à poulie, transformé en bac à fleurs, la porte d’entrée bleu roi derrière, surmontée d’une marquise en ardoise noire, une fenêtre à volets blancs au-dessus, quatre bacs à fleurs muraux vides à droite, sur la façade grise, deux épicéas coniques et compacts au pied de la façade à gauche, qui part de biais vers l’avant, une fenêtre aux volets clos entre les deux, obstruée, une autre au-dessus, volets ouverts, des petits massifs au pied de la façade, et un autre pour la façade adjacente à deux fenêtres ouvertes à l’étage, une fermée au rez-de-chaussée, une entrée à marquise noire, qui s’avance vers la grille, et tous ces corbeaux au sommet des façades soutenant le garde-corps en pierre d’un toit en terrasse et peut-être d’un chemin qui faisait le tour du château d’une tour à l’autre, gardiennes du pont-levis, quand quelqu’un est sorti, un vieil homme vêtu de noir, cheveux gris, quelque chose de blanc en main, comme un bout de papier : un héritier de la maison Gautret où habitait Émile Gaboriau ?
hou la la, pour tenir le rythme quotidien penser d’emblée à ne faire qu’un grand fichier qui rassemblera tous les exercices ?
C’est ce que je fais depuis les deux derniers cycles. — C’est qu’avec ce prologue, j’avais encore trop de temps. — Mais c’est bien déjà, il n’y a plus de notes après le texte. — Je vais me caler tranquillement. — Avec quatre ou cinq exercices en retard, évidemment. — Merci de me prévenir, un homme averti, etc.