#40 jours #2 | Lieux sans état

Colombes (92700) Du premier étage vers le rez-de-chaussée dans l’immeuble d’en face derrière le voilage une dame fume et joue aux dames, l’index jauni de la dame déplace un point noir
Barbès Rochechouart (7509) Du sixième étage sous les toits vers l’autre aile de la cour au moins six fenêtres avec de petits balcons, derrière des appartements, derrière encore le couloir des chambres de services; dans une chambre il y a un enfant, tout le monde l’a oublié avant de sentir l’odeur et d’entendre le bruit des flammes
Villa Championnet (7518) du deuxième étage par la fenêtre de la cuisine vers la cour où se trouve le show-room du carreleur et le bureau de la secrétaire, elle tape sur une machine à écrire qui émet un petit signal sonore à chaque retour en arrière; la secrétaire porte autour du cou un foulard de soie qui cache une cicatrice, un berger danois dort à ses pieds, sous les pattes du chien le carrelage est un damier noir et blanc
Batignolles (75017) une façade à trois étages huit fenêtres visible la porte est métallique comme la porte d’une banque, il faut monter trois marches; la cuisine se trouve tout de suite sur la droite et donne sur la rue, c’est une cuisine ultra moderne (dernier cri) sur la plaque à induction une casserole bout, une femme en tablier de service coupe des oignons elle s’appelle Maria elle est Colombienne, elle a glissé une cuillère à café entre ses dents, un enfant dans sa chaise haute suce une tétine avec un petit clown pendu au bout d’une chaine
Tombe Issoire (75014) derrière l’immeuble des années 1950 un passage avec un jardin et trois ateliers d’artiste, derrière la verrière du premier atelier il n’y a plus de meubles seulement un matelas posé à même le sol et un tableau accroché sur le mur, un homme est allongé il est nu, il bande; un chat gris observe une souri qui se faufile sous une plaque d’aération
Cour des trois frères (75011) comme un goulot d’étranglement, une cour couloir, les façades penchent légèrement, les murs ont été ravalés; on entend des cris d’enfants, l’odeur de colle à bois et de vernis est prégnante; au deuxième étage du bâtiment B (sur la gauche en entrant) dans une pièce tapissée de fleurs jaunes il y a une vielle femme qui tient une boite sur ses genoux, ce sont des photographies de la cour —les images ont jauni—, sur une des photographies il y a une jeune femme penchée à une fenêtre, elle est enceinte elle sourit, elle porte autour du cou chaine avec une étoile, derrière elle un homme agite les bras il est flou…

A propos de Nathalie Holt

voilà ! ou pas

8 commentaires à propos de “#40 jours #2 | Lieux sans état”

  1. Quel plan séquence. Merci Nathalie. Sentiment d’une durée infinie avec la vision que pourrait avoir l’un de ces nano-insecte-espions capables de filmer, voler, surprendre tout du réel, sans fin, jamais. Comme hors du temps, sans fin.

    • merci Ugo, en te lisant je pense soudain aux premiers plans Des ailes du désir. et entrer partout en continu sans être vu

  2. Il y a comme une justesse évidente quand tu écris, c’est assez magique et puissant je trouve

  3. Lieux sans état… sans état des lieux… normal, puisqu’il est impossible de le faire légalement. Je réalise en vous lisant que si j’avais opté pour votre méthode de prélévement dans la ville où je vis, je n’en finirais pas d’augmenter ma frustration et mon insatisfaction. La vie des gens derrière leurs fenêtres ou leurs portes me semble inaccessible et je ne m’en offusque pas. Je n’aimerais pas qu’on enlève la facade de mon immeuble ou de ceux d’à côté juste pour le plaisir d’en décrire le contenu.Cela m’est plus facile d’écrire à partir des habitats connus et certains très aimés, pour différentes raisons. Je dis cela en pensant à ces maisons de poupées dont je rêvais enfant, inaccessibles elles aussi, à cause du prix, où la facade était amovible, on pouvait y organiser la vie privée sans risquer les remontrances. Ne pas faire l’état des lieux, oui, ne pas faire d’inventaire, jouer à comme si… A la manière des coucous , ou de Boucle d’Or, on essayait un peu la vie des autres par les objets et les décors …

    • la maison de poupée j’y ai beaucoup repensé comme aux maquettes que je faisais dans mon métier. Merci des retours Marie Hélène

  4. Il y a dans ce texte, mais pas seulement, des détails comme celui-ci « elle a glissé une cuillère à café entre ses dents » qui nous accrochent au réel de façon tellement puissante !