C’était un vingt juillet, comme aujourd’hui. C’est pas loin de la frontière qu’il est tombé. C’était ça l’enjeu, emporter la frontière, ramener la ligne bleue des Vosges en territoire français pour pouvoir ensuite basculer sur l’Alsace.
Ça a déjà été dit. Tellement a déjà été dit. Tout figure sur la carte. Mais si on change une chose, une seule. Si par exemple on écrit sur la sonnerie et on laisse filer. Un clairon sonne, le clairon sonne, et tout le monde se met à courir en hurlant, c’est le signal de la mort partagée, et alors on peut tout écrire. Une alarme sonne, le grisou, tout le monde est saisi, partout, un bref instant immobile, le coeur qui s’arrête presque, puis on laisse tout tomber et se met à courir après avoir dit restez là les enfants qui n’écoutent pas et courent avec la mère, toutes les mères et les grands-mères et les grands-pères vers d’où ça sonne, d’où déjà on sait les morts enfouis, dont on inventera la liste. On sonne à la porte, on va ouvrir, oh mais c’est pas vrai, ah mais quelle surprise, on sourit de part et d’autre, sur le palier avec un bouquet à la main, dans l’entrée ah mais fallait pas, ah mais quelle surprise (deuxième fois, comme s’il n’y avait rien d’autre à dire que ça, quelle surprise et ah, un ah exclamatif qui en dit tellement), puis entre, qu’est-ce que ça nous fait plaisir, pour une surprise c’est une surprise, Pierre, c’est le petit, c’est le petit qui y est venu nous voir, Pierre va chercher à boire, Pierre court à la cave chercher une bouteille de vin et une de limonade. Le téléphone sonne, il est fixé au mur dans l’escalier parce que c’était plus pratique pour l’employé des P et T, alors quand on l’entend, il faut courir pour aller décrocher et monter ces dix marches en vitesse, alors on dit laissez sonner, on le dit à tout le monde mais les gens ne laissent pas souvent sonner assez longtemps, alors on a cavalé pour rien.
Il est étonnant et savoureux, ce texte où les personnages en courant dans le bouillonnement des phrases nous font passer d’une scène à une autre sans que l’on se soit rendu compte de comment ça fonctionne vraiment !