J’arrive au milieu du pont, exactement-là où on m’a indiqué. Depuis longtemps, j’ai arrêté de venir avec un bouquet ou une de ses fleurs préférées. J’empoigne le parapet d’acier, j’avance le buste et je me penche au-dessus des eaux sombres. On ne voit rien. Pourtant je le sais, on me l’a dit, ils sont là. Ils sont là ces gros poissons aux yeux jaunes, ils flottent là entre deux-eaux, ils attendent. Ils attendent et ils savent.
Nos gros yeux c’est pour mieux voir, pas bien loin c’est vrai, elles sont toujours très troubles nos eaux. La boue, ça brasse en permanence. On se tient là, à contre – courant, on ondule pour rester stables. Faut-être vigilants et souples face à ce qui peut se précipiter sur nous. Être prêts pour esquiver. Quand du comestible, on gobe direct. Des fois, le comestible, il flotte vers la surface, alors on remonte, on se laisse dériver et on picore, on picore tant qu’on peut. Après on se laisse couler, on prend un peu de repos et, en rasant le fond, on remonte à notre place. Notre place, c’est juste sous la grande ombre qui barre la surface. Ça fatigue, ça fatigue cette attente du comestible. Encore plus si très chaud ou très froid alors, régulièrement on va se poser au fond, le courant moins fort. On peut trouver plus de calme si une carcasse échouée là parce que souvent, c’est pas du comestible qui nous tombe dessus mais des choses lourdes, aiguës qui vont s’enfoncer dans la vase et les algues grises. On en fait nos abris. Le jaune de nos gros yeux lui, il attire. Il attire vers nous le meilleur. Il attire ce qui a peur, ce qui erre, ce qui est perdu dans les eaux noires où on attend, où on guette. Quand il approche le meilleur, on le chope, on l’avale direct ou on le déchiquette.
Codicille : première occasion de faire retour sur l'amas de textes accumulés et constater la proximité forte de certains contenus. Réaliser aussi que des textes déjà oubliés dans l'empilement des propositions quotidiennes. Se promettre à la fin du cycle, de les rassembler tous en un seul fichier plus facilement manipulable.
Jérôme, ton texte est très angoissant… et très réussi !
Merci.