On en ressort toujours dans le même état, un peu sonné comme après un long voyage ou une nuit agitée, les yeux plissés, la langue pâteuse, les jambes un peu lourdes. Quoiqu’on ait vu, le réel nous prend de court, il va falloir quelques temps pour admettre ce retour à la vie qu’on avait oubliée. Aux Halles, on émerge des entrailles de la ville au fond d’un puit de béton. La lumière peine à vous attraper, une odeur de chlore domine, il y a une piscine dans les parages mais on ne saurait la situer. On fait souvent quelques pas un peu perdus parce qu’on a le choix de retourner dans la galerie commerciale et reprendre le métro sans un mot ou bien celui de remonter à la surface, de renaître à l’air libre en empruntant l’escalator sans fin et sans retour. Les portes de la rue Condé sont vertes et rouge et pourtant personne ne nous voit sortir de là, personne ne se demande ce que nous faisions là-dedans. C’est entre la salle et nous. On en sort comme si on venait de commettre un meurtre ou un braquage, grisé de se savoir libre et riche. Alors on fuit le boulevard saint-germain qu’on entend vrombir au loin et on file discrètement vers le marché couvert, et tant-pis pour le marchand de glace en face qui se donne tant de mal pour inventer ses parfums étranges rien que pour nous plaire. On fait le tri dans ses terminus, boulevard Montparnasse désert, la nuit, il est tard – le film était trop long – on attend que l’averse se calme sous le préau. Quand on sera prêt, on filera jusqu’à la bouche du métro qui nous engloutira dans sa lumière blafarde. Une autre nuit, on est sorti rue Champollion, un peu hagard, pas à cause de ce qu’on a vu mais à cause de ce qu’on redoute de voir. La salle s’est vidée sans que Trintignant ne comprenne pourquoi, l’ouvreur attendait fébrilement notre sortie pour fermer son rideau, il était inquiet lui-aussi. L’horreur nous remonte aux oreilles, d’abord par les bribes inquiètes que les passants sèment au carrefour, puis par nos téléphones qu’on vient de rallumer et qu’on ne peut plus lâcher. L’horreur n’est plus dans la salle mais de l’autre côté de la seine. Le plus beau terminus est coincé entre quatre gigantesques livres. Ce sont eux qu’on voit en premier au réveil. C’est la fin d’après-midi, il fait assez bon pour les danseurs du dimanche contemplent leurs reflets dans les vitres, un vent de bord de mer nous souffle dans les cheveux, on a envie de marcher nus pieds sur le plancher chauffé par le soleil. Au loin, les cheminées d’Ivry fournissent le ciel en nuages et on n’attend qu’une chose, que le paquebot lâche sa sirène pour indiquer le départ. Le retour à la vie peut bien attendre un peu.