La présence fantomatique des défunts hante les lieux dans lesquels ils ont vécu. Dans les espaces encore envahis des traces de leur passage, le temps est arrêté au cadran de l’horloge. On cherche en vain le détail qui ferait bouger le calque de la mémoire. Les maisons de nos grands-parents sont des sanctuaires qui nous rappellent que le temps ne passe pas aussi vite qu’on voudrait le croire. D’un coup d’œil, je vérifie que tout est resté en ordre dans le salon de mon grand-père. Je ferme les yeux et j’ajoute les personnages. Mon grand-père est devant la télé ; il regarde le tour de France ; il est à son bureau, il explique qu’il a passé la moitié de sa vie sur les routes, dans sa voiture l’Alsacienne ; il est assis sur un fauteuil devant la table basse, il boit un verre avec des cousins de passage ; il sort par la double porte fenêtre qui mène vers le jardin pour aller vers la remise, les voilages blancs dansent encore quelques instants pour faire entrer en carrés roses le soleil sur les petits hexagones brique du carrelage. L’espace domestique est sourd aux appels du monde extérieur, les objets inscrivent le rôle à tenir dans ce théâtre intérieur. Le lustre à pampilles de cristal se détache du plafond blanc, il répond aux plateaux en marbre, aux dorures des miroirs, des cadres, au service en argent exhibé sur une table à nappe fleurie, aux éclairages électriques en forme de bougies fixés aux murs. Le regard passe rapidement sur les tableaux, les natures mortes, les femmes mélancoliques drapées de voiles. Le regard accroche plusieurs instants les figures immarcescibles de mon enfance : un crocodile en bronze, une horloge à colonnes miniature, une lampe style art déco en forme de champignon atomique, un cheval noir et or qui sert de pied à la lampe de bureau. L’image du petite secrétaire tremble ; le calque s’est mis à bouger. Les lettres, les journaux, les coupe-papiers, les stylos sont effacés par l’alignement des flacons et des boîtes de produits de pharmacie. Deux certificats, soigneusement encadrés, suspendus aux murs, rappellent le devoir sacré de la mémoire. Le premier, édité par la prévention routière le 10 janvier 2001, est un « ordre du conducteur », il décerne une « palme de diamant ». Le second est une « médaille d’honneur du travail » délivrée par le ministère du travail et de la participation. Il date du 16 février 1981 et récompense vingt-cinq années de services. Il est estampillé des lauriers de la République française.
Lors d’une rafle dans un cinéma, à Lorient, en 1940, mon grand-père a été fait prisonnier par les Allemands. Il avait dix-huit ans. Il n’a jamais passé d’examens scolaires.