La lettre avait été envoyée. La réponse reçue. On monterait à P. le dimanche de Pentecôte. Des pensées éparses se partageaient entre la crainte d’être malade en voiture et la joie de l’échappée qui se profilait, le plaisir de retrouver ce grand-oncle, presque un grand-père, qu’elle voyait toutes les semaines avant, et qui désormais habitait à 250 kilomètres dans un village froid et triste. Les pierres étaient grises, les toits d’ardoise encore plus sombres. Et le vent, toujours le vent. La vie est ainsi. Pour arriver là-haut, la route serpentait, s’élevait, redescendait et il y avait tant de virages pour le rejoindre. Elle avait cette impression d’aller dans un univers parallèle. De pénétrer une réalité autre. Ou de faire un saut dans le temps. Quelque chose aussi qui avait à voir avec une horloge dont les aiguilles prenaient un peu de répit, ralentissant un peu les années qu’il restait à traverser, empruntant une respiration plus longue avant le tac qui répondait forcément au tic, puis s’essoufflant avant le tic qui revenait implacablement. L’envie de se rendre dans ce village familial était grande, une vraie joie de revoir ce presque grand-père, un vrai bonheur que de passer la journée près de lui à le regarder respirer, sourire, se lever, de moins en moins il est vrai, d’attraper sa béquille, la glisser sous l’aisselle droite, d’arrimer ses doigts autour du bois, de tenir une canne de l’autre main, de déployer son corps, lourd, et toujours avec un sourire l’inciter à le suivre un peu sur le chemin pour regarder le dehors, voir les vaches de Gilbert boire à l’abreuvoir, aller à la rencontre du coq qui attendait sa visite, picorant le long du mur puis l’escortant fidèlement. Elle avait une dizaine d’années et la conscience que les choses ont une fin. Elle s’y rendait trois fois par an dans ce village haut perché : pour Pentecôte, un jour du mois d’août et à la Toussaint, si le temps le permettait. Allongée sur le divan dans un coin de la salle à manger, elle se remémore la dernière fois qu’elle est allée à P. le premier novembre. Le froid bien sûr, le vent, les fleurs en plastique au cimetière. Le trajet, pas très long, s’était fait en voiture. Le presque grand-père ne pouvait plus marcher jusque-là. Les prières murmurées au seuil des tombes. Les autres que l’on saluait et qui murmuraient eux aussi des mots sans suite, des mots pour dire quelque chose et ne pas se trouver là comme un imbécile, muet et sans espoir. Le jardin des morts était presque joli. Les fleurs naturelles ne serviraient à rien, il gelait déjà les matins. Alors on retrouvait toujours un peu les mêmes compositions en plastique achetées au bourg voisin : un peu de rouge un peu de mauve, pour rappeler les bruyères de là-haut, du Mont qui surplombait le village. Mais pour Pentecôte on n’irait pas au cimetière. Peut-être, après le repas que la tante aurait préparé, une petite balade vers le pré aux narcisses, on ferait un bouquet, le presque grand-père sourirait, on y croirait encore un peu aux beaux jours. Il demanderait des nouvelles de l’école, si tout allait bien pour elle, guère plus, il n’y avait pas besoin de beaucoup de mots entre eux. On profiterait davantage de la journée, les jours rallongent dirait la tante, vous avez bien le temps, on n’a pas beaucoup de visites ici…Et puis le silence qui précéderait la séparation. Parce qu’on ne sait pas trop comment faire pour se dire au-revoir, et peut-être même adieu. Alors les mots soudain se font plus rares. Puis se taisent. On se ferait les trois bises d’ici, on verrait bien les yeux du presque grand-père s’humidifier, la main trembler un peu quand elle glisserait un billet dans sa main, et la voix un peu tremblante aussi murmurant achète-toi ce que tu veux, sachant sans doute que lorsque cet argent serait dépensé une pensée irait vers lui. Pourquoi fallait-il toujours qu’elle pense à la séparation avant même d’avoir vécu les retrouvailles…
« Le presque grand-père » belle expression pleine de tendresse, de nostalgie qui donen le ton au texte. Merci