Elle continue sur le même trottoir et tourne deux fois à gauche pour se retrouver dans la rue parallèle, à l’arrière de l’immeuble immaculé, elle y venait régulièrement avec sa mère. Elle prend quelques photos d’un bâtiment à l’allure un peu particulière qui jadis faisait partie de l’ensemble, c’est peut-être dans celui-là même qu’elle a vu le jour, d’après ce qu’elle a déjà pu lire au sujet de cet édifice, transformé lui aussi en immeuble à appartements. Quand on ne sait plus quoi faire de certains bâtiments dont on veut évacuer la fonction première, on en fait des immeubles à appartements ou de bureaux, dans cette ville c’est affolant mais peut-être est-ce leur sort dans toutes les villes, pas seulement la sienne, on peut s’estimer heureux qu’ils n’aient pas été abattus et qu’ils aient été classés, du moins la façade puisque tout l’intérieur a été modifié.
Elle se revoit avec sa mère par temps gris se dépêchant sur les pavés du trottoir. Souvenir d’une rue maussade avec des maisons hautes et grises, pavés gris, mouillés, luisants, temps pluvieux. Certains tronçons de pavés ont l’air tellement vieux qu’ils ne sont plus planes, ils ondulent, s’affaissent ou se soulèvent, pavés abîmés, fissurés, rongés, mangés d’herbe, rejointoiement effrité, voire inexistant. Se dire qu’ils devaient être là, déjà, que certainement avec sa mère elle les a foulés, se dire que déjà on a marché sur ce sol même tant d’années en arrière, tout se retrouve mêlé dans la grisaille alors que la météo est magnifique, un ciel parfait, bleu métallique, profond, envoûtant et néanmoins c’est la grisaille qui prend le dessus, celle des souvenirs qu’elle associe certes à la météo qui pouvait être défavorable mais à des moments pas des plus passionnants, attente aux arrêts de bus, longue marche dans des rues inconnues aux maisons hautes couvertes de crépi grisâtre, beige sale, sable ou de briques de revêtement rouge foncé, sale aussi probablement, perspective d’une attente interminable car on arrivait toujours des heures en avance aux consultations, du moins d’un point de vue d’enfant pour qui le temps est décuplé, puis le passage chez le médecin, rester tranquille, etc., rien qui pouvait contribuer à égayer l’escapade, et aussi il lui semble qu’elle associe ses souvenirs aux photos et au fait qu’elles aient été en couleurs ou en noir et blanc. Il lui semble qu’elle ne peut imaginer certaines époques qu’elle n’a pas connues (comme les deux guerres mondiales par exemple) ou lointaines comme sa prime enfance, autrement qu’en noir et blanc, elle se demande si d’autres qu’elle de sa génération ou d’avant ont, comme elle, des souvenirs en noir et blancs, et se dit qu’ils ne peuvent qu’être conditionnés par les photos et les films en noir et blanc, ou dans des couleurs passées, ce qui tendrait à prouver que la mémoire se laisse atteindre par des influences extérieures et, de ce fait, forme sans aucun doute des amalgames pas toujours fiables. Elle cherche dans sa mémoire trace de ces visites, dans quelle maison ou immeuble pouvaient-elles bien se dérouler, il y a un numéro de rue dont elle sait que l’immeuble correspondant faisait partie du site, mais il a été, selon toute évidence, remplacé par un autre, seules quelques images d’intérieur lui viennent en tête, une grand hall d’entrée faisant office de salle d’attente, chaises coque en plastique anthracite, mais de l’extérieur, en réalité, rien de significatif, car des rues comme celle-ci avec des maisons hautes couvertes de crépi grisâtre, beige sale, sable ou de briques de revêtement rouge foncé, sale aussi, étaient nombreuses, que ce soit dans ce quartier ou dans la ville en général, donc forcément de tels souvenirs de lieux ne peuvent faire la différence que s’ils sont attachés à des événements particuliers comme des visites chez le médecin ou à de la famille ou des fêtes et animations de quartier. D’aucuns croiraient que les noms des rues puissent avoir un effet significatif sur la mémoire visuelle des lieux mais trop d’éléments subjectifs tels que la fréquence des visites, la distance dans le temps, le contexte, si l’on est accompagné ou non, la saison, la météo (encore elle) entrent en ligne de compte à son avis, comme pour celle-ci, précisément, elle avait confondu deux noms, chacune des deux rues qu’elle avait interverties portant un nom de personnage historique.
Ce texte est extrait de mon chantier, désormais intitulé "Elle, parce que cette ville". Nouvelle version sera mise en ligne prochainement.