Un souvenir d’enfance de Laurent P.
Son enfance était surplombée par la présence de sa grand-mère, une femme dure et autoritaire. La vie en haute montagne, dans un petit village à 1300 mètres d’altitude, au début du siècle dernier, forge une résistance particulière aux intempéries, aux rudesses de l’existence, qui implique aussi une distance aux autres, une grande réserve qui se confond assez avec l’indifférence. Laurent P. vivait à Bordeaux mais il passait les deux mois de vacances d’été dans la maison natale de sa grand-mère, en vallée d’Aure, à Aulon. Quitter la ville pour s’installer dans ce village perché, c’était troquer le décor de rue, l’alignement des échoppes, l’effervescence urbaine, contre les roches, la forêt et les ruisseaux. Le monde sauvage remplaçait l’univers domestique exigu, la chambre sombre et triste, et la salle de classe hostile. Ce qui se cache de l’autre côté du miroir, derrière le voile, était subitement dévoilé, les truites dans l’eau du torrent, les insectes sous les écorces des sapins, les lézards verts dans les fissures des rochers. Mais l’euphorie liée à toutes ces découvertes était tempérée par les règles strictes établies par la grand-mère : respecter les horaires, ne pas rentrer mouillé, ne pas s’aventurer au-delà du barrage. Quand Laurent avait laissé échapper le temps, qu’il rentrait en courant, au coucher du soleil, du sommet de l’Auloueilh, la canne à pêche en bandoulière, il entendait déjà gronder les reproches. Il aurait voulu expliquer qu’il était protégé par les grands bois, qu’il s’endormait sous la surveillance des fées de la montagne, qu’il ne faisait rien d’autre qu’écouter le murmure du ruisseau, guetter le gypaète barbu, contempler les carapaces brillantes des coléoptères. Il se sentait enveloppé par la splendeur du monde, rassuré par les odeurs de mousse, de menthe sauvage et de thym, et il était un instant convaincu que sa grand-mère pouvait éprouver aussi cette joie. Il pensait aux liens secrets comme les fils de la Vierge qui se tissent entre les êtres, à l’affection qu’il ressentait pour tous ceux qui l’entouraient et partageaient avec lui le même témoignage du dehors. Il imaginait alors les mots qui viendraient sceller cette union, le réconfort que seuls les adultes peuvent donner quand le sol trop fragile de l’enfance vacille brusquement et menace de faire s’écrouler toute la joie qui nous inondait juste avant. Il courait un peu plus vite, le sac de truites serré contre sa ceinture, les herbes mouillées du soir fouettant ses jambes, il avalait à pleins poumons les vapeurs qui descendaient des nuées. Au loin, il apercevait les premières lumières du village, le toit d’ardoises de la maison se dessinait sur le ciel nébuleux. La porte d’entrée était grande ouverte, la grand-mère se tenait sur le seuil, enveloppée dans son châle de laine noir, les sourcils froncés, le visage sombre. Elle l’attendait. Il pouvait pourtant tout raconter, dire comment le bruit du monde l’avait happé. Alors qu’il poussait la grille du jardin, il recevait les mots comme une gifle en plein visage : « S’il t’arrive quelque chose, qu’est-ce que je vais dire à ta mère ? »
Beau texte sur l’enfance et l’incompréhension récurrente des adultes sur la vie des enfants. Merci
merci pour ce fourmillement d’images, de sensations, d’émotions, tous ces états de nature et d’enfance, merci
Si ça parle, c’est ce que je cherchais, merci pour vos retours.