J’ai appris bien après qu’elle attendait toute la journée, dès l’aube. Elle se levait tôt, toujours, même en été quand le soleil fait la nuit courte. Mais ce jour-là, le jour de la visite, elle attendait et les heures étaient longues, même en s’occupant, à faire sa toilette, à se brosser longuement les cheveux, à les rassembler dans un chignon serré, à mettre le ragout sur le feu avant sept heures, le gâteau au four à huit, à refaire le ménage qui n’avait pas besoin de l’être. J’ai su, je ne sais comment, elle ne l’a pas dit, personne ne me l’a dit peut-être l’ai-je inventé, mais j’ai su, et je le sais aujourd’hui en toute certitude, qu’elle sortait sur le palier et qu’elle guettait l’arrivée de la voiture au bas de la rue. Elle la traversait même et montait sur les deux premières marches des escaliers conduisant à l’église, pour voir plus loin. Puis, elle rentrait, après avoir passé ses deux mains à plat sur son tablier. Elle nous attendait. Elle l’avait dit à la boulangère le matin, au boucher la veille, aux voisines. Toute la rue était au courant et elle, elle était dans un grand sourire à l’intérieur tendu par l’attente, un sourire qui la dépasserait tout à l’heure qui la rendrait petite fille, heureuse, alors que je me demandais souvent si elle n’était pas morte, parce que pour moi, enfant, elle était si vieille qu’elle ne pouvait plus que mourir.
Nous, dans la voiture, nous dormions encore alors qu’elle était déjà levée, les quatre enfants installés à l’arrière, selon une organisation rationnelle des corps. Nous avions quitté la ville depuis après minuit. Ma soeur était sur la plage arrière. Mon frère cadet et moi étions têtes-bêches sur la banquette et, le petiot, sur les valises calées entre la banquette et le dossier du siège des parents. Je ne me souviens pas ce que ma mère posait sur les valises pour les rendre plus confortables, sans doute un matelas d’enfant. Quoiqu’il en soit nous dormions pendant que mon père traversait la France de nuit et que ma mère somnolait puis regardait la route dès que le ciel avait blanchi, la chienne roulée en boule à ses pieds. Nous nous réveillions au bruit du moteur qui tournait au ralenti lorsque mon père s’arrêtait aux feux des villes que nous traversions. Il m’arrivait alors de rester les yeux ouverts un moment et de regarder, couché, les lumières de cette ville inconnue traversée presque en rêve, avant de sombrer à nouveau.
Quand nous arrivions, c’était la joie. Une joie physique. La chienne sortait de la voiture garée devant les escaliers pour l’église, elle traversait la rue et venait lui faire la fête en secouant le train arrière. Elle, elle levait les bras au ciel, en disant mes enfants, mes enfants, alors que nous n’étions pas ses enfants, elle nous serrait dans ses bras, nous embrassait. Je l’aimais beaucoup mais je crois qu’elle piquait.
Quel bonheur ce récit qui recèle mes propres souvenirs familiaux ( famille nombreuse , famille heureuse ?). Nous étions 6 plus les parents et les animaux dans de grandes Peugeot , entassé.e.s comme des sardines… L’arrivée à Lyon de nuit était spectaculaire ( nous venions du Sud) et nous filions en Beaujolais cinquante kilomètres plus haut. Là aussi , nous attendions le petit matin pour être accueilli.e.s à bras ouverts par la parentèle et les cousinades… Une source inépuisable de réminiscences. Merci pour ton texte Philippe, il me rend joyeuse.
alors si sa lecture a produit de la joie, j’en suis heureux 🙂
Très agréable de te lire Philippe, Merci. On est dans la maison, sur les marches de l’église dans la voiture, serré, qui glisse dans la nuit et sa joie devait être belle à voir, ressentir, même si elle piquait !