Je n’ai pas grandi à Lissieu, je n’y suis pas venue en vacances non plus chez une grand-mère, une vieille tante ou un vieil oncle ou chez des paysans louant quelques pièces à la campagne au bon air.
Je peux imaginer ou transposer l’arrivée de la ville de ces enfants qui viennent en voiture au château ou par le tram ou le train à la location, goûtent sous les ombrages et jouent à des jeux sages sous le regard de femmes qui les couvent et les couvrent en lisant ou cousant. Je peux transposer l’étonnement prudent et curieux des enfants du pays devant ces étrangers qui ont d’autres mœurs, mais à qui au fil de l’été on espère apprendre à grimper aux arbres, chiper les prunes du curé, pêcher dans l’étang interdit ou visiter les souterrains cachés. Eux savent parler, raconter et faire rêver de jardins, de statues, de grands fleuves, de gares immenses, car tout est grand et beau en ville. La ville est une histoire qu’on raconte et qui donne envie. Il fallait voir Parisiens et Lyonnais se mesurer, il y avait aussi des Parisiens l’été à Lissieu. Le village n’a pas de telles merveilles à offrir, juste des choses concrètes qui se savourent, mais ne se disent pas. Je peux imaginer des amours ébauchées, secrètes et violentes, qui parfois laisseront de profondes blessures et d’autres fois seront oubliées dès la fin de l’été. Je peux imaginer ces apprentissages dangereux venus de la ville où les villageois sombreront sans prudence avec l’excès de la nouveauté sans interdit, la vitesse sans casque, la boisson sans retenue et toutes les drogues dures des prises de risque de l’adolescence.Dans un camp comme dans l’autre surgissait chaque été un meneur par la force ou l’habileté ou juste dans le regard des autres. Il devenait l’aune à laquelle chacun se mesurait ou simplement suivait. Je peux imaginer ses moments volés aux travaux des adultes que les uns rechignaient à poursuivre sous l’œil goguenard des autres qui parfois s’y prêtaient pourtant, mais pour peu de temps. Les enfants de la ville dispensés de toute participation à la vie des grands, mais pas du respect de l’horloge, leur grande affaire avec un temps pour chaque chose.
Quand ils repartaient les enfants de la ville, c’était le temps de ramasser les poires et les pommes de terre pour les enfants de Lissieu. Pour les uns comme les autres, le retour à sa vie d’avant, internes pour les enfants de Lissieu, externes pour les enfants de la ville. Lissieu n’est pas loin de Lyon, bien moins loin que ne l’était le village de mon enfance d’une grande ville, mais j’imagine, je transpose que le frôlement estival de ces mondes laissait des traces bien plus profondes que ne peuvent en laisser celles de voyages au bout du monde. Ce n’était pas une histoire de classes sociales, excepté les enfants du château peut-être, bien des enfants du village avaient des familles aussi riches que celles des enfants de la ville ; c’était l’irrémédiable différence d’alors entre ville et campagne qui n’a pas disparu même si elle s’est atténuée. L’absurde supériorité que donnait la ville à certains qui passeraient pourtant l’hiver enfermés dans un appartement et la fréquente difficulté à trouver leur place qu’elle insufflait à ceux du village qui rêvait d’autre chose. Les plus habiles sans doute savaient déjà qu’il y a un grand bonheur à passer de l’un à l’autre, qu’il y a toute sorte de ville, des grandes et belles comme des petites ennuyeuses alors que la campagne est partout admirable. Pas tous, pas moi, pas encore. Pourtant dans des villages plus petits que celui de mon enfance, j’étais la citadine dans les yeux des autres. Sans doute faut-il longtemps pour comprendre certaines choses.