#40 jours #39 | Faire des courses

Figure 88 – Bois de Balzac – Google Earth en street view, juillet 2022 – copie d’écran le 04/09/2022

On y va où ? — À la capitale ! Sauveterre, c’était alors ce qu’il y avait de plus loin, c’était ce qu’il y avait de plus grand. On y allait souvent dans la R10 blanche de papi Omer, avec mamie. Mais parfois c’était avec la Gordini de tonton Ben. Une R10 bleue, à quatre phares ronds, jaunes, sur un nez profilé lui donnant un air d’animal sauvage, l’œil aux aguets. Et dedans, des trompettes en argent qui chantent la cucaracha. Il n’y a que deux portes. Pour entrer, tu bascules le siège vers l’avant, et c’est lourd, et tu attrapes le tube noir pour passer derrière. Il y a toute une structure apparente comme ça dans l’habitacle, de lignes croisées noires. Tu t’accroches à celui du plafond en levant les pieds, avec des cris de singe. Tu vas d’un côté à l’autre, tu fais le tour de la structure. Et il y a quelque chose d’écrit sur le pare-brise, une ligne en haut. Où elle était maman ? Il n’y a pas long avant que tu t’endormes. Tu regardes la route entre les deux sièges, une main sur chacun. Et passé le bois de Balzac, tu t’allonges sur le siège et te laisses bercer par le ronronnement du moteur, les vibrations des tubes, le sautillement des suspensions, celui de la conversation. Et les nuages à l’envers qui passent à travers la vitre. — Des voitures partout. Le Caddie qui grelotte. La porte automatique qui chuinte. Ça s’ouvre, ça se ferme, ça s’ouvre aussitôt, ça referme, non ça rouvre. Tu avances, tu recules, la porte semble vouloir te laisser passer à ton approche. Mais qui dit qu’elle ne va pas finir par dérailler ? Qui te dit qu’elle ne va pas vouloir t’attraper ? Et si ce n’était pas une porte mais une bouche ? La gueule du Squale ? De l’autre côté on tire. Tu enfiles les rayons en courant. Tu pousses le Caddie, tu fais la course, tu t’accroches aux montants et cales tes pieds au-dessus des roues qui pivotent. Ça roule, ça glisse, ça tourne, ça s’élève, ça se déporte, ça s’envole. Boum ! Et se faufiler entre deux rayons. Disparaitre dans les pantalons suspendus, ressortir la tête dans les robes. Le rayon des jouets. Les voitures Majorette. Bientôt les boîtes Majokit pour des bouts de trottoir, des bacs de fleurs, un arbre, des panneaux, un stop, un feu. Pif Gadget, le Journal de Mickey, la Panthère Rose. Un cahier de coloriage, un cahier de vacances, jamais terminé. Et l’espèce de fascicule rouge et noir rempli d’images pour expliquer la forêt, la mer, la montagne, les volcans, les étoiles. Rochers Suchard, Tic Tac orange, œufs Kinder et pochettes surprises. Qui veut quoi ? — Moi j’ai faim ! — Moi aussi ! mais t’as vu comme elles sont grosses les pochettes ? — Moi j’voudrais la rouge. Y en a pas beaucoup des rouges. — Oui mais t’as déjà le Pif. Et après les caisses, la voiture manège multicolore. Il y a déjà quelqu’un dedans. Les gyrophares tournent, la voiture hurle. — Un tour au château. On s’arrête sur le grand parking gris bleu. Papi Omer descend, pas mamie. Tu te retournes et tu plonges sur la plage arrière, la tête penchée le plus possible, le cou cassé, pour regarder le château, l’entrée du châtelet, le toit pointu des poivrières renversées. Elle était où maman ? Papi revient avec du tabac pour sa pipe le journal. — On va chez Rousso ? On se gare sur le petit parking de la coopérative, derrière le magasinµ. Papi Omer va chercher deux gros sacs et reste à discuter. Il y a ce virage serré son en pente où tu cours, à en perdre pratiquement l’équilibre. Et tu montes sur le muret qui part du sol et s’élève assez haut, en équilibre instable, avec le bruit du funiculaire des vacances à Lourdes. On entre par la sortie. Dans le magasin il y a des gens là-bas, immobiles, dans une posture étrange. Un bras levé, un peu replié, la main ouverte comme pour te la serrer, l’autre bras détendu le long du corps, la même position crispée de la main et l’index semble montrer quelque chose au sol. Rien. Des pieds nus en suspension au-dessus du socle, un trou noir. Des yeux bleus, des yeux verts, d’autres de chair. Regard fixe au-dessus de ta tête. Sourire plat, blanc. Crâne chauve le plus souvent. T’es sûr qu’ils ont rien vu ? — Non… — Chut… ! ils vont nous repérer… Tu t’écartes. Tu te caches dans les penderies, sous les portants. Et tu files dans l’escalier roulant. L’Escalador, aux escaliers de fer, la lumière des spots dans les yeux. Tu redescends par l’escalier de l’autre côté, tu reprends l’Escalador. Un petit saut pour la première marche, un grand pour retomber au pied. Deux fois, trois fois. Cinq ou six marches à la fois peut-être. Une de plus ? Et puis descendre les marches sans bouger, au milieu. Aller plus vite pour essayer de redescendre. Plus vite. Mais quelqu’un arrive. Un groupe. Non ! non ! ils arrivent ! — C’est eux ! c’est eux ! — On dégage ! — Non ! non ! on est emportés ! — On y va où… ? — J’sais pas… — Vite le finiclair ! le finiclair ! — OK ! on s’accroche à la rampe ! — Bvvv… bzzz… — C’est bon on est sauvés ! — Regardez ! la lumière ! les étoiles ! c’est là-bas qu’on y va ! — Le Pic du Midi ! — Une fois le passage à niveau dépassé, tu t’allonges et tu te rendors. Tu ne verras encore pas le lieu de l’accident qui t’a laissé une cicatrice sous la lippe. Le virage assez doux, le petit fossé, le pré au milieu du bois.

Figure 89 – Passage à niveau – Google Earth en street view, juillet 2022 – copie d’écran le 04/09/2022

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme pas fait exprès).

2 commentaires à propos de “#40 jours #39 | Faire des courses”

  1. C’est haletant, et quelle bonne idée ce décalage de l’histoire de ce jour-là et de toute son histoire, et de la fixité des images google d’aujourd’hui.

    • Réponse un peu tardive, en décalage… — Mais mon histoire, qui date maintenant, ne l’est pas moins. — Merci Laure