Dans mon souvenir, les enfants sont cruels : soit ils n’écoutent pas, soit ils ne croient pas ce que tu racontes. J’avais pourtant essayé de leur faire comprendre. L’école était à l’extérieur du Domaine, dans la toute petite ville – une commune urbaine, dit-on aujourd’hui – qui ne me disait rien qui vaille. Sauf peut-être le jour où en famille, nous étions allés au centre, près de l’ancien château devenu mairie, là où avait lieu un tournage. La scène : un carrosse s’engouffrant sous le porche, le claquement des sabots sur les pavés du vieux cœur, et l’arrestation du roi à Varennes avec la reine et le petit mitron. J’avais eu droit à des explications quant à la scène mais les explications m’angoissaient et je ne voyais qu’une chose : m’emparer du carrosse, me laisser conduire par les chevaux qui naturellement prendraient la route du Domaine pour faire le grand tour en passant dans la forêt. Et surtout je serais seule dedans. A l’école il parait que j’ai su lire couramment à cinq ans. Le fait effrayait un peu mes parents qui ne comprenaient pas pourquoi je cherchais toujours dans la maison un livre, un magazine, comme une affamée. Les malheurs de Sophie, forcément et aussi La bouillie de la comtesse Berthe, entre autres. J’avais aussi un petit cahier secret avec des colonnes : enfer, où j’inscrivais ceux qui ne me comprenaient pas – il n’y avait plus de place – et paradis où il n’y avait pas grand monde. A l’école, l’heure des travaux manuels pesait affreusement : trois brins à tresser pour faire des nattes de raphia ensuite assemblées. Je n’y arrivais pas : on m’avait obligée à écrire de la main droite, et l’opprobre était jetée : j’étais une gauchère contrariée, une pas comme les autres. Alors je refermais les portes, attendant uniquement l’heure de retrouver mon refuge. J’avais bien essayé de parler, de faire comme tout le monde, de dire où je vivais : un domaine immense, avec un lac, de très grands magnolias, des rhododendrons géants, une forêt, des ruines orientales, un château, des grandes allées, un haras avec des chevaux de course. Les enfants ne me croyaient pas ou bien me jalousaient : trop, c’est trop. Mais ce n’était pas de ma faute si je vivais là. Mon père cultivait les champs du baron et ma famille vivait dans le domaine qui m’appartenait vraiment puisque son propriétaire était rarement là. Je savais que les tombes des chiens étaient sous le saule pleureur près du lac où nous avions interdiction d’aller – mais c’était là que j’avais établi mon royaume ainsi que près des pagodes vermoulues, au bord de la forêt. Des Chinois y avaient vécu, disait-on en 1900, au temps du vieux baron. Une seule enfant me croyait quand je lui racontais mes voyages près du lac, les arbres qui parlent et le fantôme de grand-père. J’avais été très malade et avais appris à échapper aux piqures du médecin de ville en me cachant dans les labyrinthes de buis autour de la maison avec tourelle où nous vivions. Un jour que je m’étiolais, nous avons pris le train pour aller à Paris. Il fallait absolument m’acheter une robe aux galeries Lafayette. Je n’avais pas envie de quitter le Domaine mais quand j’ai vu le compartiment rassurant, les champs de part et d’autre, puis la ville qui cristallisait et la lente entrée en gare, j’ai senti s’éveiller la curiosité étrange que je garde encore. Beaucoup de monde, et ma mère : reste près de moi sinon tu vas te perdre. Puis le grand magasin. Des étages brillants avec des escaliers comme dans un navire en partance, des objets irréels suspendus partout, une rumeur comme si tout le monde parlait à voix basse aux parages des grands comptoirs. Une rangée de robes pour mon âge après l’ascension. Je dois choisir et la gauchère contrariée ne sait pas ; elle veut fuir, retrouver ses seuls amis, le lac et les arbres, et parfois la vieille madame Jeanneret toute seule dans une maison du Domaine. Elle me donnera encore un bonbon quand je lui apporterai une aide minuscule. Et j’ai vu la robe : un fond sombre avec des petites roses bien lisibles disséminées dans l’étoffe. Il faut l’essayer a dit la vendeuse. Je n’osais pas mais elle m’a encouragée. Là, à l’étage du grand magasin, j’ai compris que quelque chose de grave allait se passer, et qu’il me faudrait être protégée par une robe- jardin couverte de mots. Soulagement en repartant dans l’autre sens, vers le Domaine. On ne m’a pas prévenue quand nous avons déménagé parce que le baron renonçait aux terres cultivées pour se consacrer aux chevaux de course. Mon père, licencié, est devenu régisseur d’une ferme ailleurs, plus près de la ville. J’ai connu la grande tristesse – mais pourquoi fait-elle encore la tête ? J’ai survécu comme j’ai pu à la trahison en grandissant, en lisant encore plus, en travaillant bien à l’école – elle se débrouille mais elle est un peu trop réservée, votre fille – en écrivant dans des cahiers d’écolière, en découpant dans la robe devenue trop petite des morceaux de tissu, en me concentrant sur des rituels qui me permettaient de revenir la nuit près du lac, dans le Domaine. Jusqu’au jour où.
texte tout en retenue comme l’enfant qu’on imagine tout écrire dans ses cahiers. Qu’il serait bon de les relire maintenant si elle ne les a pas jetés. Merci