À la Gaule, on n’en démord pas : la Seüle, qui traverse la commune et contient en partie la ville à angle droit, est la frontière de Sauveterre : une frontière unique et, surtout, intérieure. Les membres du collectif, qui parcourent la rivière et ses étiers de long en large, savent pourtant que les frontières de Sauveterre sont officiellement définies par le réseau des carrières, qui va bien au-delà des limites de la commune. Mais ils sont décidés à changer cette vision faussée.
Les carrières sont nombreuses ici et constituent un réseau souterrain qui double au moins la superficie de la ville. Mais, du temps du comte de Claudieuse, pour un euro symbolique la ville fait l’acquisition d’une nouvelle et grande carrière à partir de laquelle le réseau a pu s’étendre sous les autres communes, de petite carrière en petite carrière. C’est ainsi que la ville a repoussé les limites de son territoire sans que rien n’y paraisse. Jusqu’à l’explosion bien connue du dépôt de munition de l’armée allemande, le 30 juin 1944, dissimulé dans les carrières d’Heurtebise. L’explosion, qui a retenti et résonné dans toutes les carrières, d’une galerie à l’autre, a fait s’effondrer des plafonds, créant ainsi des résurgences du réseau qui alors révélait son ampleur sous les autres communes. Elles manifestent depuis leur mécontentement et font valoir leurs droits. Mais l’éternel comte de Claudieuse reste intraitable. S’il n’a pu faire autrement que de s’associer avec les maires voisins, en créant une Communauté de communes devant permettant une gestion du territoire collective, il faut avouer que sa présidence systématiquement renouvelée, et le peu d’intérêt de la plupart des autres maires pour ce qui ne se voit pas — et le comte de Claudieuse, devant cet état de fait, aurait eu ce mot resté célèbre : « Il faut être homme de peu de voix pour ne pas voir le prix du vide sous ses pieds ! » —, font que le territoire de Sauveterre est chaque année, toujours un peu plus, et sous le masque de la concertation — les mauvaises langues, ou les langues clairvoyantes, disent qu’à Sauveterre « des concertations on en fait mille et une en plein dans le mille d’une déconcertation » —, élargi, et les frontières repoussées. Aujourd’hui, si la ville compte dans ses limites sept carrières (Bourg-Nouveau, Le Cluzelet, Rue d’Alvy, La Pierrière, Heurtebise, Bellevue et La Maladrerie), le réseau en comprend au moins vingt-six autres identifiées sous le sol des autres communes (La Litre, Les Pipelards, La Soute, Les Chauveaux, Le Donjon, Le Portail Rouge, La Croix des Égreteaux, Les Roches, Les Arrachis, Les Coteaux, Sainte Hermine, Les Augers, La Pierrière de Marignac, Cordie, La Pierrière de Lussac, Les Carrières de Clion, Chez Lézie, La Rochette, Chez Durandet, Les Pierrières, La Chèneurie, Le Ramet, Chez Phelipeau, La Vallade, Les Eliots, L’Église et La Pierrière d’Orignolles).
Tout cela, le collectif de la Gaule le sait parfaitement. Mais ils ont remarqué, et mettent au premier plan de leur argumentaire, ceci : que le réseau de carrières, tel qu’il s’est établi, et tel qu’il s’étend encore, ne s’éloigne jamais bien loin du lit de la Seüle. C’est comme si les veines du réseau suivaient son cours, comme si elles ne pouvaient s’en écarter, sinon parce qu’elle se divise, étend ses bras, forme elle-même son réseau, ou parce qu’un affluent se trouve à proximité, surtout le Trèfle et la Rochette (mais aussi la Soute, la Romade, le Médoc, la Pradelle, la Laigne, le Pharaon et son affluent le Mathelon, la Laurançanne, la Pimperade, le Pontignac, la Voine, l’Olonne, l’Oil et la Moulinasse). Et ce n’est que peu avant l’espèce de delta de la rivière, lorsqu’elle se disperse comme pour disparaître avant de se jeter dans la Charente, que le réseau de carrières ne parvient pas vraiment à s’étendre. Pour la Gaule, les frontières souterraines de Sauveterre sont donc intimement liées au cours d’eau. Et cela d’autant mieux que, symboliquement, c’est non loin de l’Église, à Montlieu, la plus éloignée et isolée des carrières, que la Seüle prend sa source. Mais aussi, géologiquement, Sauveterre, si mal nommée pour certains, est une ville de roche infiltrée par les eaux. Le complexe des Antilles et les thermes du Soleil en constituent des preuves. Reste en vérité que les eaux chaudes qui remontent de la terre sont aussi indépendantes de la rivière que des carrières. — Sur ce point, rappelons simplement l’histoire qu’on raconte aux enfants des écoles de Sauveterre pour leur expliquer d’où vient l’eau chaude dans laquelle ils apprennent à nager, avec un art non consommé de l’image et des modificateurs en tous genres propres à susciter l’intrigue et la recherche du temps perdu : Découverte par hasard à la fin des années 70, l’eau thermale de Sauveterre circule dans les profondeurs de la terre du bassin aquitain depuis des temps immémoriaux. Elle est le fruit de pluies tombées et infiltrées il y a plus de 30 000 ans au niveau du Massif Central et de la bordure du Massif Armoricain. Réchauffée et minéralisée très progressivement au cours d’une route opiniâtre au travers de couches géologiques alternant argiles, grès, sables et dolomites, cette eau millénaire arrête sa lente course aux formations aquifères du nord du Bassin d’Aquitaine.
Quoiqu’il en soit, les Sauveterriens sont désormais partagés en deux partis : les carriers et les gauleurs. Les premiers sont encore les plus nombreux, ils ont pour eux l’avantage de l’histoire et de l’increvable comte de Claudieuse. Mais la Gaule monte en puissance. Le collectif grossit chaque année un peu plus ses rangs. Et surtout, il passe à l’action. Pour faire valoir les droits frontaliers de la Seüle, les plus pacifistes taguent dans la ville les bouches des égouts et des caniveaux de façon à rappeler chaque trou dans le sol urbain est une source de la rivière. D’autres, plus téméraires, s’infiltrent dans le réseau des carrières et fixent sur les parois rocheuses des dessins, des tableaux, des photos représentant la Seüle dans Sauveterre, le plus souvent le vieux pont, les berges de la rivière et la ville au second plan. Cela n’est pas sans risque à cause de la présence des carriers, bien sûr, mais aussi parce que les gauleurs trop aventureux risquent de se perdre dans le labyrinthe souterrain et de ne jamais en ressortir. Des carriers ont d’ailleurs retrouvé des cadavres au fond d’une galerie qu’on exploitait plus depuis longtemps : les corps d’unejeune homme et d’une jeune femme qui, très certainement épuisés, se seront assis au pied de la paroi, tête contre tête, n’espérant plus rien d’autre que leur affection. C’est pourquoi certains, moins courageux et plus extrémistes, en appelant au souvenir des résistants de 1944 Ruibet et Gâtineau, ou du groupe Alerte, préfèrent intervenir seulement aux entrées des carrières pour les dynamiter et les boucher. Les carriers, au début, dégageaient les ouvertures, mais devant les attaques répétées des gauleurs ils se sont résignés à les laisser obstruées. Au grand dam du comte de Claudieuse, les frontières de Sauveterre sont ainsi refermées ici et là pour quelque temps.
Mais la majorité des gauleurs ont adopté une autre stratégie : celle de ne rien faire d’autre que de vivre leur passion de la Seüle, de créer comme une culture de la Seüle, au bord de l’eau et sur l’eau, en plein cœur de Sauveterre, avec ses coutumes et ses rites. Que la frontière intérieure soit son propre territoire ! lit-on ainsi sur la paroi de la carrière de l’Église. On s’installe ainsi sur les berges, au bout d’un jardin, dans des cabanes rénovées et parfois dans de vieux carrelets à l’abandon récupérés sur les rives de l’estuaire et remontés, restaurés sur les rives, on réhabilite les moulins à eau (Chez Bret pour un moulin fonctionnel de farines et d’huile de noix, à Marcouze pour le restaurant chic du Val de Seüle). Et l’on fait vivre la rivière sur des embarcations à fond plat. On tente d’améliorer son état écologique, plutôt mauvais. On élève donc des truites arc-en-ciel, des chevesnes, des gardons, des rotengles, des brèmes, des carassins, des tanches, des carpes (commune et miroir), des anguilles, des black-bass, des sandres, des ablettes, des goujons, des vairons, des brochets, des perches et des perches soleil (calicobas). On pêche régulièrement les écrevisses de Louisiane, ou Procambarus clarkii, très résistantes et invasives, dont on prépare une bouillie à la mode cadienne revisitée avec une savoureuse sauce cougnat. On aménage et sécurise les berges, en particulier dans le grand parc du Mail de Seüle où l’on prend soin d’un grand nombre d’orchidées sauvages qu’on trouve en bord de rivières (les ophrys dites de la passion, abeille, mouche, petite araignée, bécasse ; les orchis dits pourpre, pyramidal, moucheron ou moustique, bouc, homme-pendu, verdâtre, brûlé ; la listère à feuilles ovales, le limodore à feuilles avortées, l’épipactis helléborine), de quelques rares Angélique des estuaires et Herbe aux femmes battues, et de la fragile fritillaire pintade plus couramment appelée perot ou perote, et si l’on y rencontre des canards, des poules d’eau et des cygnes, on voit aussi parfois des hérons cendrés, des martins pêcheurs, quelques cigognes, plusieurs espèces de grenouilles, et des ragondins — dont le célèbre vieux René, figure locale qu’on aperçoit souvent nager autour du vieux pont et qui vient parfois se reposer sur les anciens embarcadères sans être gêné par les passants étonnés. Et chaque année, bien sûr, on fête la Seüle, lors de la Grande semaine de la Saoule, du nom ancien de la rivière, où tous les Sauveterriens gauleurs participent, mais aussi de nombreux Sauveterriens carriers par tradition plus que par conviction, ouverts et curieux. On s’initie alors à la pêche et on en apprend un peu plus sur la vie de la rivière, on se promène en barque sur le lit principal, dans un bras ou un étier, on aide au nettoyage des berges et du fond, à la préparation de la grande bouillie d’écrevisses à la cougnataise, on concourt pour les jeux et compétitions de natation et de navigation. Et le dernier jour, la Grande semaine de festivités fluviales se clôt par un tournoi rejouant symboliquement et pacifiquement l’affrontement des deux clans de Sauveterre. Sur la Seüle, différentes équipes et catégories de carriers et de gauleurs s’affrontent dans une sorte de joute où la pigouille, longue perche ferrée avec laquelle on propulse et dirige les barques (les pêcheurs s’en servent aussi pour frapper l’eau et ainsi ramener le poisson), devient aussi la lance devant faire tomber l’adversaire dans l’eau. Ici, on est à la fois barreur et jouteur. Dans chaque catégorie (enfants, femmes, hommes, mixtes, neutres) de chaque clan, on s’est départagé, et les finales voient toujours s’opposer un gauleur et un carrier. Les vainqueurs remportent une pigouille d’or et leur poids en bouillie d’écrevisses. C’est le Jour des Pigouilles.
Si je peux m’autocommenter : je n’en ai pas vraiment terminé avec cette étrange histoire de frontière en territoire autoproclamé qui m’échappe.