Elle mit longtemps à devenir ma ville. En synecdoque, ce fut d’abord une longue avenue, ancienne rivière devenue fleuve de verdure, quatre larges trottoirs, deux extérieurs et deux autres se dépliant sous l’ombre des arbres, vieux magasins, la statue de l’homme en pierre déversant continuellement de l’eau dans un bassin qui ne se remplit jamais, immeubles aux balcons dentelés, effrités par l’hiver et la pluie. C’était son nom, « Liberdade », qui m’interpelait, car il coïncidait avec le sentiment que j’éprouvais, enfin libre de mouvements, un nouveau territoire à découvrir, une langue à réapprendre, du temps à perdre. Liberté récemment conquise qui s’harmonisait avec celle que le pays vivait depuis moins de dix ans, même si je trouvais que les barrières interdites de la pensée, du droit à dire et à s’indigner n’avaient pas encore été franchies, ne le seraient jamais totalement. Je montais et descendais l’avenue incessamment, venant du Colisée à n’importe quelle heure du matin, me mélangeant aux autres lors des manifs, ou simplement quand je n’avais rien d’autre à faire. Je ne connaissais pas encore le poème, mais je l’épelais déjà avec l’exacte intention qu’il transporte : « Montons et descendons l’Avenue/Tant que l’on n’entrevoit pas une autre (ou L’autre) vie ». Puis l’avenue est devenue frontière entre la partie orientale et occidentale de la ville. Deux territoires physiques, mais surtout mentaux, puisque je pouvais traverser l’avenue sans problème quand je le désirais, mais je ne le faisais qu’occasionnellement. Mon quartier, ma maison, étaient tournés vers le soleil levant, donnaient sur une autre avenue, une autre rivière dans une vie antérieure, qui se déployait en ruelles montantes jusqu’aux collines, vestiges de la ville médiévale, engloutie par le grand tremblement de terre (ces frontières-là on ne pourra les transposer qu’à travers l’imagination), mouvements incessants de couleurs, de bruits, de parfums d’autres contrées. A l’intérieur de ces espaces, des territoires divisés et plus ou moins interdits, comme le quartier de la prostitution et de la drogue, longue rue sombre, peuplée de logis à bas prix donnant sur une place intérieure, où avaient lieu rendez-vous et marchandages, des coups de feu dans la nuit. Du haut de leurs fenêtres, quelques habitants emprisonnés dans leur malchance attendaient apeurés que le calme revienne. Un jour, j’ai définitivement traversé l’avenue pour aller de l’autre côté, sur une colline aux frontières définies, espace clos grâce à trois circonstances heureuses : la hauteur, l’absence de métro, une grande difficulté à caser une voiture. Mais on parle maintenant d’y construire une grande gueule béante qui engloutira les arbres centenaires du petit jardin avec son lac dont on connait tous les canards par leur nom. Je pense qu’à ce moment-là il faudra à nouveau partir, traverser non plus la grande avenue mais un autre territoire plus ample, car moi aussi j’ai mes limites.
Joli jeu avec les frontières ! Mais surtout avec les limites…
Merci Helena !
Merci, Fil ! Oui, ces frontières que l’on bâtit pour nous-mêmes.
comment à partir d’un territoire connu, tu peux bâtir en écriture un univers assez onirique qui nous impacte à la lecture
par exemple je retiens « Un jour, j’ai définitivement traversé l’avenue pour aller de l’autre côté, » magnifique transition qui balaie toutes nos certitudes…
tu vas avoir des belles matières sous le coude…
Merci Françoise ! Cette avenue fait partie de mon histoire de vie et il y avait longtemps que je voulais écrire sur elle. Cette proposition m’a permis de le faire. Et c’est vrai que tous nos textes vont nous ouvrir beaucoup de portes, j’en suis sûre! Pour ce qui me concerne, j’aurai quand même besoin d’un certain temps de recul. Peut-être qu’écrire sur autre chose de complètment différent m’aidera à y voir plus clair plus tard. Merci encore pour ta lecture et les questions que tu y lances !
Je trouve que tu écris magnifiquement la ville. La distance et les mots nous permettent, à nous lecteurs, d’emboiter ton pas avec la liberté de franchir les frontières. Je suis très intrigué, faut que je te relises. Merci Helena.
Merci, Jean-Luc, pour ce beau commentaire !
Oui, c’est très beau, très visuel et je ressens aussi toujours quelque chose d’intrigant, d’un peu étrange dans tes (?) vos (?) textes, comme des portes esquissées vers le fantastique… Merci beaucoup Helena !
Merci, Muriel ! Ce n’est pas volontaire, tu sais ? C’est peut-être par manque de moyens techniques. Il faut que je relise tout avec du recul pour voir ce qui fonctionne ou pas. Merci encore pour ta remarque qui m’aide beaucoup !
c’est dans un café de cette avenue que le docteur (douttore) Pereira va manger son omelette aux herbes et boire sa citronnade – enfin, c’est ce qu’il prétend – en haut le lion et le sauveur du haut de sa colonne – cette ville – ces frontières : j’aime celle qui, dans et par la salle d’un café va de Rossio à l’autre place là – tellement exactement ça… merci Helena
Oui, Piero, le café centenaire vendu à une entreprise suisse ( la pâtisserie s’appelait Suiça), puis a changé de mains avant que le projet se concrétise. Plus rien ne sera comme avant. Merci, d’avoir ravivé ces souvenirs. Je n’y vais que rarement maintenant.