Pour aller en Amérique, il faut franchir deux frontières. Seulement deux. L’enfant a la carte devant les yeux. De la Suisse à la France, de la France à l’Amérique, avec un océan au milieu. La première frontière, celle de la Suisse à la France, l’enfant la connaît déjà, on était allé de l’autre côté, la douane, c’était Vallorbe, il a retenu le nom, Vallorbe, l’enfant, et il passera aussi par Vallorbe quand il ira en Amérique, il y a deux maisons qui se ressemblent, une maison, c’est la douane suisse, une autre maison, c’est la douane française, et entre les deux, l’enfant ne sait pas quel pays c’est, on passe la douane suisse, on ne voit personne, on passe la douane française, on ne voit personne non plus, on s’est juste arrêté quelques secondes puis on est dans un autre pays, mais ça ne change pas grand-chose, à part les panneaux : en Suisse, le vert, c’est pour les autoroutes, en France, c’est pour les autres routes, parce que les autoroutes sont en bleu alors qu’en Suisse ce sont les autres routes qui sont en bleu, et on peut rouler à cent-trente en France, ça fait dix kilomètres à l’heure de plus qu’en Suisse mais on n’a pas l’impression d’aller vraiment plus vite quand on roule en France sur l’autoroute, on a seulement l’impression qu’il y a plus de place, parce que la France est un pays plus grand que la Suisse, et en Amérique, il y a encore plus de place, parce que l’Amérique, c’est encore plus grand que la France, et ce qui change aussi quand on roule en France, c’est qu’il faut s’arrêter à des péages, on doit donner des sous à une dame pour passer une barrière, et il y en a partout, sur les autoroutes, en France, des péages – l’enfant a longtemps cru que ça s’écrivait payage parce qu’il faut payer – alors qu’en Suisse on peut rouler n’importe où comme on veut, il faut juste coller la vignette sur le pare-brise et c’est bon, ne pas oublier d’en acheter une nouvelle au début de l’année et c’est tout, mais en Amérique, est-ce qu’on a besoin d’une vignette ou est-ce qu’il y a des péages, l’enfant ne sait pas, de toute façon, il n’a pas le permis, alors il verra bien, mais la question qu’il se pose surtout, l’enfant, c’est celle de la frontière entre la France et l’Amérique, avec cet océan au milieu, est-ce qu’on passe la frontière en partant ou en arrivant, est-ce qu’on arrête les bateaux – les avions on ne peut pas – au milieu de l’océan pour demander aux gens leur passeport, mais en même temps, si ça s’appelle un passeport, c’est pour passer les ports, c’est donc au port qu’on demande le passeport, mais dans quel port, à Saint-Nazaire – il a choisi de partir de Saint-Nazaire, l’enfant, parce qu’il a dans la tête que c’est un port de pirates – ou à New-York, où la frontière, c’est une île, mais est-ce que c’est vraiment la frontière, cette île, qui s’appelle Ellis Island, où on doit passer quand on arrive en bateau pour savoir si on a le droit d’aller plus loin, l’enfant ne sait pas, il a lu dans le livre d’Amérique que c’était fini, Ellis Island, parce que les gens ne viennent plus en bateau, mais lui il ira en bateau, il a peur de l’avion, l’enfant, alors il traversera l’océan en bateau, mais ça ne répond pas à sa question de la frontière, et il reste pour l’instant dans sa grange à rêver d’Amérique parce que la frontière la plus haute qu’il doit franchir, avant de partir pour de vrai en Amérique, c’est celle qu’il y a dans sa tête.
Très beau texte, Vincent, comme toujours !
L’enfant émouvant et son Amérique…
Merci !
les frontières qu’on ne voit pas, impossible à imaginer entre Suisse et France, entre terre et mer
un rêve d’enfant devant sa carte…