Ici, dans cette rue de l’enfance, une sorte de glu retient tout ce qui fut. Il suffit de poser le pied sur le trottoir de gauche, le côté impair, et de remonter lentement la rue. Des souvenirs glacés coulent le long du dos. Dès le numéro 3, on pousse la porte du magasin Cornand et l’on s’attend à voir surgir les dames d’avant, sœurs ou belles-sœurs on ne sait plus, proposant gnocchis ou raviolis d’une voix égale surgissant de la blancheur de leur blouse toujours impeccable. Quelques numéros dont on ne sait rien, et qui ne sont même plus notés sur le fronton des maisons, puis le 13 où l’on entendrait presque le chantonnement de la machine à coudre de Monsieur M. qui pendant cinquante ans a confectionné des costumes sur mesure aidé de sa femme que je connaissais mieux et qui me murmure que quand même je pourrais bien donner de mes nouvelles à sa fille Astrid et en prendre, n’oublie pas que vous étiez les meilleures amies à l’école primaire, et je t’aimais bien. Son petit pas rapide avec le haut de son corps penché arpente encore ma mémoire. Au sein de mon corps, une légère crispation lorsque je longe la maison suivante, le père, la mère, le fils de mon âge ne sont plus. Dans quelle galère t’es-tu fourré Gérard, puisqu’on n’a pas retrouvé ton corps lors de ton trek au Népal, et dont on ne sait rien des circonstances de ta disparition, toi qui avais toujours le rire sur les lèvres, la moquerie familière, et des bêtises d’enfant sous la semelle. On n’a plus que du silence à palper et plus grand-chose à te dire. Au 19, la boulangerie avec Madame V., vous vous trompiez toujours sur mon prénom, et je crois bien que c’était Agnès dont vous m’aviez affublée, et je n’aimais pas ça du tout, par contre j’aimais bien les petits pains au lait le jour de la rentrée ou pour quelques jours d’exception. Là c’est le 21, et de grandes conversations peuvent se tenir. À chaque étage, c’est plein de morts. Des grands et des petits. Des voix graves qui feraient encore peur, et des voix fluettes emplies de gentillesse envers moi. Des visages de femmes que je mélangeais toujours : elles étaient deux sœurs timides, deux petites souris qui se faufilaient dans l’immeuble, les Demoiselles Martin, et dont je n’ai aucun souvenir de la voix, elles me souriaient et prenaient l’escalier à elles seules réservé qui menait sur l’arrière-cour, que pourrais-je bien vous dire aujourd’hui, que j’aimais votre sourire et votre silence. Des décombres de l’enfance, Il faut réanimer Madame A et je vous remercie pour les paquets de bonbons régulièrement offerts en remerciements du journal, plié d’une certaine manière, que j’allais acheter avec celui de mes parents et que je posais tous les matins sur la poignée de votre porte. Au deuxième étage, Madame G., merci vraiment pour m’avoir laissé sauter à la corde sur le palier au-dessus du vôtre pendant plusieurs années, et d’avoir supporté nos parties de foot avec mon frère dans la cuisine, sans vous être plainte auprès des parents ( ou alors ils ne nous ont rien dit…). Toutes ces ombres passent, je vous ai côtoyées pendant une quinzaine d’années, et il y a peu de choses qui restent finalement. Il n’y avait pas d’autres enfants dans cette maison, on n’allait pas chez les uns chez les autres. Peut-être mon père qui était le seul homme de cette maisonnée et à qui on est venu demander quelques services. Parler à ceux du troisième, cela se fait au quotidien, nul besoin de passer dans la rue, car ils ne sont pas loin derrière mon épaule qui s’alourdit. Et l’on n’ira pas jusqu’en haut de la rue. Des maisons ont été détruites, les repères ne sont plus, et l’on repousse dans les ténèbres ce qui fut. Tout en haut, mais du côté pair, le dernier numéro de la rue, le 40, on n’ira pas non plus, là trop d’ombres sont entassées, des plaintes encore remontent, trop de morts, trop de douleur, trop d’aiguilles où se piquer, trop d’illusions perdues.
Merci, pour ce retour au pays de l’enfance.
Merci Solange pour cette remontée (presque) maison par maison dans ton beau pèlerinage !
finalement galerie de personnages, un pèlerinage en lieu habité
j’ai bien remonté la rue avec vous, Solange,
et je les ai rencontrés…
Merci à vous trois pour vos lectures! Je m’aperçois que je ne sais comment , ai dû me tromper bien sûr, mais cela aurait dû apparaître avec le numéro 36: cette remontée de rue faisait partie de mon cimetière, mais en y réfléchissant, peut se rattacher au pèlerinage!!!