Mémoire des Hommes, journaux des unités.
Journal des marches et opérations du 14e Bataillon de Chasseurs à Pied, période du 03/03/1915 au 12/09/1915 – Dossier 26 N 820/10
« Journée du 20 juillet 1915 :
Pendant toute la matinée notre artillerie bombarde violemment les positions ennemies. »
Ça commence comme ça.
Je sais qu’il attend avec ses hommes aux côtés de qui il va monter à l’assaut. Il connait les lieux. Les Vosges ressemblent à son pays, où les sapins remplacent les feuillus. Il a été là cet hiver 14-15. Il y a eu déjà quelques escarmouches avec les Allemands. Ce jour du 20 juillet, il va se faire percer. Il ne le sait pas. Il en a vu tomber tellement autour depuis le début que c’est comme si ça ne pouvait pas lui arriver, lui, toujours debout, à rester parfois le dernier. Il attend le son des clairons qui sonneront la charge. Il n’a pas peur. Il est concentré. Il regarde là-haut. Il sait que ce sera dur, les Allemands ont solidement renforcé leurs positions.
Je continue à lire le Journal des marches et opérations du 14e Bataillon de Chasseurs à Pied et je tombe sur lui qui tombe.
« Les pertes sont lourdes, l’adjudant Cortial tombe grièvement blessé, criant au capitaine ”je suis foutu, mais vive la France quand même” ». Je l’ai déjà écrit, la baïonnette l’a percé, lui ouvrant le poumon par le flanc. Il n’était pas foutu, il a rampé, lampé l’alocol de menthe Ricqlès, aspergé la plaie de cet alcool, pensé à Marie. Il n’était pas foutu. Salement amoché mais vivant. Il n’a pas laissé son nom sur un cénotaphe.
Et je suis là, dans les Vosges, où il est tombé et où quatre-vingt pour cent des Chasseurs y sont restés. « Passant souviens-toi » (qui passe par là par hasard?), sous les myrtilles, la terre déjà rouge a été gorgée de sang.
Je suis là dans les Vosges, c’est l’hiver. Le collet du linge est enneigé. Je marche depuis le cimetière allemand jusqu’aux fortifications. Je sens mon souffle se mêler au sien qui court dans la pente, encourageant ses hommes, pensant à Marie, concentré sur chaque ouverture, le regard porté sur chaque mouvement. Je ramasse une pierre qui dépasse de la neige. Je la garde un moment dans la main pour la réchauffer, comme si c’était lui, oiseau blessé, devenu léger, fragile. Je fourre la pierre dans ma poche et je reste, immobile, à regarder, à imaginer les cris, les agonies. Je ne vois rien. Je le sens, je les sens. J’ai vu les croix, les chemins de frise, les tranchées, les rochers derrière lesquels on pouvait s’abriter, la mise en mémoire de la bataille, figée comme elle n’a jamais eu lieu, racontée comme on raconte au musée. J’ai imaginé la forêt d’après la forêt où ne subsistait rien, arbres rasés, trous d’obus emplis de chair et de terre rouges mêlées. Je ne vois rien. Je sens le froid, physiquement. Il neige, nous sommes en janvier 2021. J’ai froid mais je sens la chaleur du 20 juillet et la déchirure de la lame qui franchit les chairs d’un température d’un peu plus de 37°C. Je le sens tomber comme tombent les arbres.
retour logique et inéluctable