Traverse comme tu es traversée. Laisse-toi y aller. Tu sais comment faire : les rêves sont des clés dans les circuits des nerfs et nos voix des berceaux. Nos voix sont des appelants reliés à la terre et à la mer où nous sommes aussi. Personne ne te tirera dessus si tu passes par-là, chacun de tes pas nous libère de la chaîne du non-dit. Nous sommes aux quatre points cardinaux d’un espace immense et comme on peut se perdre dans certaines allées tu auras en tête quelques repères : arilles des ifs à l’angle, file d’arrosoirs accrochés à l’entrée sud, fronton rouge de la grande maison champenoise, noisetiers le long du secteur C qui puisent dans le sol, entre les tombes, de quoi faire les noisettes que personne n’ose ramasser. Stèle de l’Est et plaque austère du nord, quelques lettres d’or dans le granit clair à l’ouest. Encore ailleurs la carcasse d’un bateau le long d’un mur d’enceinte, – les églantines mangent son bois – une rivière glaciale tétanisée par tout ce qu’on a jeté de nous en elle. Et des baraquements. Tu es sur les épaules de l’homme très grand : il te porte dans la cave froide où sont conservés les fruits qui retrouveront la surface où des tables les attendent. Tu l’écoutes attentivement et tous les fruits sont odorants, c’est lui : je suis cet homme, le grand-père si doux, assassiné devant sa porte par celui qui ne se savait pas dévasté à ce point, à cause de la guerre ; tu tiens de moi le portrait au crayon. Je suis celui qui confie aux tuyaux de l’orgue avec cinq claviers ce qu’il est impossible de dire. Je suis la grand-mère à côté de sa sœur jumelle et nous jouons aux cartes pendant que le petit chien pékinois croque son bonbon à la menthe. Et l’autre grand-mère aussi, emportée par le double flux de la pneumonie et de la mélancolie, en jouant au piano l’air que tu écoutes toujours. Nous sommes ceux des noisettes, huit frères disparus dans les tranchées : nous avions pourtant prévenu il y a longtemps que d’autres tranchées seraient creusées dans un autre sol pour les mêmes raisons et c’est maintenant. Je suis celle dont le nom s’efface, mon nom d’origine, mon nom d’exilée, pas celui que j’ai gardé depuis les réseaux résistants, pas celui de la citoyenne d’honneur, attribué par la ville où ma maison pleine d’enfants confiés est toujours debout. Nous sommes des milliers et on a jeté dans la rivière noire et sur la terre maudite nos ombres, nos noms, nos restes. Avec les adolescents tu es venue, vous êtes restés sans pas, sans voix, et quand vous avez posé les épis de blé près des fours immondes, près des espaces gris, le plus jamais ça a pleuré de la neige dans vos silences pendant que le chevreuil plein d’âmes traversait en quelques bonds le camp vers la forêt. Je suis cet homme inquiet, le père qui sortait le soir dans la grande cour carrée pour surveiller le ciel au bord de l’orage, une veille de moisson. Je suis l’ange agenouillé parmi les objets et fleurs blanches qui couvrent le petit lit de pierre ; tu ne me connais pas mais tu redresses les objets blancs tombés depuis la dernière fois. Le rosier couvert de fleurs en grappes claires s’enracine dans la tombe sans date dont le couvercle est descellé. Je suis ton amour, tu le sais : à travers l’éclair nocturne qui indique le chemin du corps, par le crépuscule bleuté de l’aquarelle que tu empruntes chaque fois pour me rejoindre, je t’attends.
Merci pour ce beau texte très touchant et poétique. Merci pour cette approche de la mort si douce.