Au début ses rêves étaient chaotiques; ils furent bientôt de nature dialectiques. L’étranger se rêvait au centre d’un amphithéâtre circulaire qui était en quelque sorte le temple incendié : des nuées d »élèves taciturnes fatiguaient les gradins ; les visages des derniers pendaient à des siècles de distance et à une distance stellaire, mais ils étaient tout à fait précis. L’homme leur dictait des leçon d’anatomie, de cosmographie, de magie ; les visages écoutaient avidement et essayaient de répondre avec intelligence, comme s’ils devinaient l’importance de cet exame, qui rachèterait l’un d’eux de sa condition de vaine apparence et l’interpolerait dans le monde réel. Dans son rêve et dans sa veille, l’homme considérait les réponses de ses fantômes, ne se laissait pas enjôler par les imposteurs, devinait à de certaines perplexités un entendement croissant. Il cherchait une âme qui méritât de participer à l’univers.
JORGE LUIS BORGES ANTHOLOGIE PERSONNELLE LES RUINES CIRCULAIRES
Mathilde se parle parfois :
Tu aimes les cimetières tu n’aimes pas la mort
Tu n’aimes pas les cimetières tu aimes tes morts
Et au-delà de tes morts les autres morts
Les autres morts sont aussi tes morts
Tu n’aimes pas les gens qui font collections des morts
Tu n’aimes pas les collections de morts que font les journaux
Les collections de morts que font les journaux t’écoeurent
[…]
Les mots ne servent d’abord à rien
devant un corps défunt qu’on va
ensevelir ou incendier dans son linceul
de bois de drap ou de plastic
Les mots sont des grimoires des
grigris des superstitions des refus
des suppliques lancées au vent
des cyprès érigés au-dessus du marbre
des monticules de terre ou de pierres
toujours pardessus ce qu’on veut
cacher non pas oublier mais cacher
impérieuse manière de sublimer
la frontière entre vivants et morts
la disparition est toujours incertaine
l’enfant croit aux feux follets même
si on lui explique le phosphore
et l’exhalation infinie de la terre
qu’on a rouverte comme une plaie
à refermer pour dissoudre le sang
l’enfant veut voir ne veut pas voir
jeux interdits la mort est un tabou
aujourd’hui l’allumette est brandie
pendant le rite crématoire et ce n’est
plus une allumette c’est un bouton
électronique l’épitaphe est incluse
elle est immatérielle nonobstant
toute prothèse ou objet métallique
et ce pacemaker qui peut exploser
si on l’oublie repose en paix
la guerre est finie pour toi
pas pour les autres tu n’as
plus besoin de lunettes de
passeport de serviette à carreaux
ni carte de crédit ni mots de passe
tu n’as plus mal aux os
tu n’as plus mal aux dents
à l’estomac aux jambes
on ne te demande plus rien
tes vœux sont dans l’impasse
la guerre intestine de ta vie
on la mettra aussi dans l’urne
presque un vase quelqu’un
l’emportera quelque part
dans un vieux cimetière
un endroit insolite c’est
ton droit si tu l’as dit un jour
à quelqu’un qui aura transmis
tu seras là sans être là
dans un coin de souvenir
c’est ce qui se passe ici
en France mais si tu meurs
à Dachau ou à Villefranche
tu n’auras rien de tout çà
prisonnier.e d’un registre
d’état civil jauni dans une
liste de déportation ou d’indigence
lui, disparu en fumée ou dans une fosse
elle, exhumée pour faire de la place
fosse commune sans identification
plus tard le bébé sacrifié les rejoint
sans les connaître un mal- né
La mort est une pelle une truie
une truelle une souleveuse de misère
et de malédiction une excavatrice
complice des malheurs
La mort des cimetières
est mieux organisée
elle reproduit les classes
sociales elle hiérarchise
elle trie en fonction des
moyens et des prévoyances
celles ceux qui n’y pensent
pas sont nombreuses et
nombreux après moi le
transfuge beau caveau
des familles et tristes
délaissements mal fleuris
les gosses désoeuvrés
adorent orner les tombes
oubliées celles des enfants
en premier ils lisent
les noms et comparent
avec les plaques de maison
du voisinage on reconstitue
les familles complète pourquoi
on ne nous dit rien et pourquoi
cette mère anxieuse qui suit
tous les enterrements va voir
les endeuillés et revient sans
larmes comme si de rien n’était
on la scrute en silence elle parle
tout bas en aparté à la voisine
elle se tait quand on est là
mystère morbides onctions
à la disparition angoisse
et ça repart l’école la routine
les rires et les devoirs
on grandit à la frontière
des cimetières on ne
les oublie jamais
on les fréquente moins
sauf à la Toussaint
incendie annuel de chrysanthèmes
mais les mort.e.s sont dispersé.e.s
les mort.e.s ont leurs lubies
les familles aussi choisir
et payer sa place au cimetière
est un acte de défiance
dans une succession
le déléguer est la meilleure
façon de tester la filiation
et le respect qu’on espère
post mortem on est sans
grande exigence et c’est mieux
Mathilde finit toujours par réconcilier ses souvenirs douloureux, c’est ce qui la rend solidaire et non solitaire, elle médite perpétuellement sur les événements plus ou moins brutaux qui conduisent aux cimetières. Elle se souvient toujours de l’emplacement de ses morts, leur orientation spatiale, la place de la tête et de la sienne au moment des visites, comme si la mort la prenait à chaque fois de haut, entre les branches indiquant une sorte d’horizon figé et magnétique. C’est là qu’elle ressent les vibrations qu’elle interprète comme des messages fictifs de l’au-delà. Le courant alternatif qui alimente son délire est sans danger, elle ne le prend pas pour une réalité, c’est un discours intérieur qui l’apaise et l’attendrit de mieux en mieux au fil du temps. Comme dans un grand jardin sans barrières pour laisser circuler une compassion infinie.
La mort est aussi émouvante et éprouvante que la naissance; mais c’est un seuil qu’il faut franchir, l’amour autour. Le protocole idéal.
Mathilde ne prie pas elle se souvient au milieu de ses ruines circulaires.
écriture éclatée qui entraîne et fait défiler bien des images chez celui qui lit, fait courir ses yeux
et très belle, ta dernière phrase qui rassemble tout avec les mots jardin et compassion
(merci Marie Thérèse)
Je suis contente que tu me lises en premier. Ce texte écrit d’un seul jet et avec la dernière retouche que tu relèves, vient de très loin. Je peux dire que je l’ai dans le ventre depuis des années. Le mettre ici est peut-être imprudent , mais je n’ai pas peur qu’il déplaise, il parle à tout le monde, il murmure d’une voix qui appelle au silence et au recueillement avec ou sans religion. La forme poétique est provisoire. Tout peut se transformer dans ce travail de forage et de reconstruction.
Je venais de lire cette nouvelle de Borges quand j’ai lu ton texte. Circulaire ou dialectique, je ne sais pas. C’est un beau texte.
Drôle de coïncidence en effet. Les ruines circulaires indiquent que tout est là malgré la destruction et que la vie et la mort s’accommodent autant de la réalité que de l’imagination. Dans la confrontation aux ruines l’esprit a la possibilité lui aussi de se désagréger ou d’inventer une nouvelle apparence à ce qui a été perdu et de vue aussi. La référence à Borgès et son livre de sable n’est pas loin. Il sait faire accepter doucement la désillusion dans les méandres du labyrinthe mental.
« La mort est une pelle une truie
une truelle une souleveuse de misère
et de malédiction une excavatrice
complice des malheurs
La mort des cimetières
est mieux organisée
elle reproduit les classes
sociales elle hiérarchise
elle trie en fonction des
moyens et des prévoyances… »
« Mathilde ne prie pas elle se souvient au milieu de ses ruines circulaires. » C’est un très beau texte merci.
Merci Nathalie d’avoir relevé ce passage qui résume pas mal le rapport à la mort de Mathilde. Elle ne fait que constater un certain nombre de choses à partir de son vécu et en nommant calmement ses griefs, elle les neutralise un instant.