- N’importe quoi ! c’est toi qu’as le nez crose… tu ferais mieux de remettre ça au lieu de croire à ce que tu racontes… n’importe quoi ! t’en meurs pas de ça ! il est pas mort de ça ! c’est tes os qui crèvent d’abord… pas toi… ! toi tu te brises en deux ou en mille morceaux au pire… mais tu restes debout… ! il est tellement crose ton nez qu’tu vas bien nous éclairer la nuit tiens !
- Il servira de balise… (— Ouais les balises Argos… — Comme celle qu’on met aux bécasses pour les localiser… — Comme ça on sera pas perdu…)
- Eh… c’est vous qui balisez… vous êtes pas foutu de lever une galinette… dès qu’y en a une qui s’approche et même pas cendrée… on vous entend moins jacasser… c’est vous qui balisiez le jour où vous avez pas voulu m’accompagner avec moi dans le cimetière…
- Non mais tout ça pour retrouver la tombe d’un type que personne connaît… ç’aurait été la petite de la résidence Daniel j’dis pas… on serait resté un peu ça aurait servi au moins… mais un gars mort y a deux siècles…
- Un et demi !
- Ouais… c’est pareil… tout ça parce qu’il a écrit des trucs… eh y a pas qu’lui ici… y a Chapu… il en a écrit des trucs… et même une bédé sur Zola… ! (— Ouais mais il est pas mort… — Non mais souvent ivre mort… — Il est où d’ailleurs là… ? — Doit être parti au Chalet… — Ah ben ça promet… ! — Il va en mettre partout du bleu dans la nuit… — Ou du crose… ! — … et pas que dans la nuit !) et y en a qui peignent aussi… hein Ziquette… ?
- Hein… ?
- Hein Ziquette… ? que tu vas repeindre les murs du cimetière… ? et la tombe à l’écrivain du coin… ?
- Écrivain… ? j’dis : pas d’écrivain ici…
- Et même que tu vas le faire en crose… un crose vif… un crose qui tranche !
- Gaboriau c’est… son nom… Étienne Émile Gaboriau…
- Ah… ! ben comme Zola dis donc… ! tu vois… ? comme Chapu tu fais… ! tu nous couvrirais pas un livre quand même… ?
- Couver…
- Quoi… ?
- C’est pas couvrir c’est couver le verbe.
- Couver quoi… ?
- Tu nous couverais pas un livre… pas tu couvrirais un livre… (— Ben quoi… ça se couvre les livres… — Ouais… mais c’est qu’lui il voulait dire couver… — Couver un livre… ? et après il va éclore… ? — Et y aura un petit livret qui étirera ses deux pages… — … non mais pas au sens propre… — Au sale… ? — Mais qu’il est fin lui… — … au sens figuré… au sens d’entretenir ou nourrir… ou préparer mystérieusement un truc… — Un truc en cachette quoi… — Un truc sans rien dire… — Comme quand tu couves des projets de vengeance… ? — Un complot… ? — Une trahison… — Comme Guitoune quoi… ! — Ah non… ! Guitoune c’est bon… ! on assez donné… ! — Et si ça se trouve il a rien couvé… c’est peut-être arrivé comme ça… ? — Ouais… ben des comme ça près de chez toi… si ça couvait pas ça devait le chauffer sacrément… — Eh… pourquoi tu m’regardes comme ça… ?)
- Ah… couver/couvrir… sépulcreux/sépulcral… est-ce que t’as fini par le trouver au moins ton saint sépulcre… ?
- Ouais…
- Et… (— Eh… moi aussi j’en ai connu comme ça des seins mortels… — Ô… sainte Marli… mère des lieux… — Ah c’est fin ça… ils sont fins c’est pas possible… ! — Ça va encore virer trou l’affaire…)
- Et j’sais pas si ça vous intéresse… c’est vrai qu’dit comme ça… une virée au cimetière pour la tombe de l’écrivain inconnu…
- Allez… on discute… on déconne un peu…
- Et moi ça m’intéresse… ! moi j’pouvais pas venir c’est pareil… (— Moi aussi… j’pouvais pas venir non plus… fallait que j’cuve… — Faut dire qu’on avait chargé… — … et passer de la cave… — Hey… ! Bentchouli… ! — … au caveau… — Tu sais que dans le Roussillon ils appellent ça directement comme ça… cave c’est caveau… ? — Eh normal… ça sent le roussi là-bas…)
- Bon OK… allons-y pour l’affaire Gaboriau… mais me faites pas chier si ça vous fait chier…
- J’te dis… on discute on décolle…
- On décolle… ?!
- On déconne j’veux dire… (— Si c’est pas un beau lapsus ça… ? — C’est parce qu’il à la connerie… forcément ça élève le niveau… — Ça serait pas plutôt un mélange de déconne et picole… ? — Ouais d’ailleurs… M’sieur Rémi ! la même chose… — Non… j’avais dit qu’c’était la mienne… — Tu prendras l’autre…)
À Sauveterre, il y a trois cimetières. Le récent pour les vivants d’aujourd’hui. L’ancien pour les vivants jadis et naguère. Et celui pour les morts. Il est réservé à ceux qui durant toute leur vie, ou la plus grande partie, n’ont eu que la mort en tête. Ça les a tellement travaillés, la chose, qu’ils n’ont pu faire autrement que de travailler avec, certains pour gagner leur vie, et la gagnant parfois bien, d’autres non, vivant la chose comme une passion, souvent dévorante. Il y a des gens, comme ça, qui sont morts sans le savoir toute leur vie… Mais dans chaque cas, le travail faisait preuve d’une belle énergie, d’une grande force, parfois d’un combat de tous les diables, où c’est la vie qui était mise en valeur, la vie au final qui reste sauve. Même si ça veut tout et rien dire à la fois ce mot, vie. C’est des histoires à Sauveterre en tous cas. Belles ou pas, c’est une histoire. Chacun jugera sur les pièces des travaux laissés par ces éternels morts-vivants en somme. Et quand on a écrit des romans comme Le Crime d’Orcival, Les Esclaves de Paris, La Vie infernale, ou La Corde au cou, où Sauveterre sert de décor à l’histoire… (— Ouais ben… si tu pouvais nous épargner l’introduction de dissert’… — Oh j’ai pris une caisse l’autre jour en philo… j’vais m’faire tuer… — J’en ai pris une aussi… merde, pour une fois qu’j’étais inspiré, et ça vaut pas mieux que si j’l’avais lâchée… — … on l’connait le Sauvetière… — Ben non… j’savais pas moi qu’y avait un cimetière pour les morts… — … il est où ton écrivain inconnu… ? — C’est pas un pléonasme, ça… ? — Merci Maître Capello… ! — Ben pourquoi… ? — Il est pas mort lui… ? — Ben c’est un personnage comme un autre… — Oh y a longtemps et il avait 88 ans… — … tu sais jamais vraiment qui écrit quand t’écris… — … même que c’était le soir du dimanche 20 mars 2011… — … ça écrit c’est tout… — Ma parole c’est qu’il est culturé… !) En fait, c’est Emma. Elle s’intéresse à Gaboriau et à Sauveterre. On se demande bien pourquoi, mais chacun a ses problèmes. Une fois elle lui a envoyé un message avec le lien hypertexte pour la page de Cimetières de France et d’ailleurs où tu trouves des photos de la tombe de Gaboriau. Il a senti comme une invitation à aller y jeter un œil, et s’est lancé le défi de retrouver la tombe et de lui envoyer d’autres photos. C’est comme ça que l’autre matin il s’est décidé à partir en quête. Tout seul puisqu’on l’avait abandonné… (— Ah non mais moi c’est que j’pouvais pas… — Tu parles… ! comme les autres… ! — Dis-le qu’t’en avais pris une bonne… ! — Eh Ziquette… tu pouvais pas l’accompagner toi… ? t’aurais pu t’exprimer sur les murs… — Comme ça t’es sûr d’y aller… — Ouais… tes espèces de nénuphars bleus comme au laboratoire d’analyses… — Non mais vous l’avez bien regardé… ? Ziquette il a le pif crose dès le matin… — Si y avait que le pif… ! c’est toute ses journées qui sont croses… ! — Pas d’écrivain ici…) Il se souvient qu’Emma avait aussi glisser un poème d’un auteur syrien. Il a en a retenu les trois derniers vers : « je dessinerai seulement ton prénom/aussi petit que la lucarne d’un mausolée/d’où s’envolent les prières. » Bref ! Il s’est rendu au Sauvetière, et c’était assez étrange d’ailleurs. Quand tu passes devant un lieu tellement de fois, depuis tant de temps, sans jamais t’arrêter, ni pour entrer ni même pour observer, et puis d’un seul coup, un beau matin, même si le temps était assez maussade ce jour-là, tu t’arrêtes, tu y vas. Et même : il faut y aller. C’est d’autant plus étrange que tu descends une rampe des carrières d’Heurtebise qui mène d’abord aux anciens terrains de boules. Le lieu est éclairé par des néons qui grésillent sans cesse et les murs encore couverts de peinture, en jaune et blanc. On retrouve aussi les marques Obut et Boule Noire. Ensuite tu prends à gauche et tu suis les canalisations suspendues au plafond, dans une galerie sombre, marquées d’un trait jaune ou rouge ici et là. Avec sur les parois et les piliers de calcaire, des inscriptions et des dessins. Et les visages, les scènes d’époque, une évocation des travaux d’Hercule, par un ancien carrier de la fin du XIXe s qui avait un bon coup de patte, Alphonse Eugène Bouchet. Et puis, au détour d’un énorme tas de gravats, restes de l’explosion de 44, tu arrives dans une espèce de chambre au plafond très haut. C’est là. Une grande chambre circulaire, et assez claire. Sur les murs, on a installé des panneaux lumineux où l’on a une vue à 360° de Sauveterre. Avec des plans semblables à ceux qu’on trouve en arrière-plan dans les images du site sur les cimetières. (— Et après t’as couru entre les tombes jusqu’à ce que tu trouves la bonne… ? — Comme Tuco quand la caméra tourne et tourne et les tombes défilent…) Il s’est aidé des images, des toitures, des arbres effeuillés, le coin de la murette. Donc en bas à droite sur un plan de Géoportail, en direction du sud, le côté nord ouvert sur la campagne grise, le ciel blanc, un jour d’hiver. Et c’était l’hiver aussi dans la chambre, mais avec moins de soleil peut-être. Ou une lumière plus neutre. Ou aussi vive que possible mais filtrée, diffuse, à travers un voile nuageux. Bref ! Le cimetière est là, au milieu du cercle, effilé, avec son enceinte et deux grands accès qui fermés à clef. Pourtant un panneau vitré annonce bien que c’est ouvert toute l’année, chaque jour, de 8 h à 18 h. Mais en longeant le mur, tu finis par trouver une petite porte ouverte, dans un angle aigu tronqué de l’enceinte. (— Et fait… c’est qui Emma… ? tu sais toi… ? — Moi non… mais Ziquette il sait lui… — Non… tu déconnes… pas lui… ! — Il décolle plutôt… ! eh M’sieur Rémi… ! la même… — Ok mais c’est la mienne… ! — … quand même pas Ziquette… ! — Mais non… ! Emma c’est la fille de la capitale… j’sais pas trop ce qu’elle y fait… tu sais toi… ? — Elle était au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique mais j’crois qu’elle fait autre chose… tu sais toi… ? — Ouais… elle doit être à l’Institut Nomade de la Mise en scène… — Ah merde… !) Personne. De nombreuses stèles de guingois, à l’oblique, affaissées. Quelques-unes couchées. Des verrières brisées, des plaques renversées et cassées, les ferrures rouillées. Un mausolée en ruine avalant ses propres pierres couvertes de lichens. De rares caveaux neufs. Mais ici ou là quelques tombes fournies et colorées, fraiches même, pour un deuil en cours. La mort à vif. Et là-bas, cette double rangée de croix pour les soldats du Commonwealth tombés pour la France. Avec leurs airs d’épées, lames en argent encore brillant, fusées et pommeaux d’un rouge sanglant, plantées dans le sol pour quel Roland furieux ? Une petite bande de gravier rouge entre les deux. Et les allées de gravier humide ratissé, un peu comme le sable dans les jardins zen autour des ilots de pierres, avec quelques traces de pas. (— T’es sûr qu’c’était pas les tiennes… ? t’as vite fait de tourner en rond dans le Sauvetière… — Chez moi c’est pareil…— Non mais y a toujours des traces là-bas… — Chez toi… c’est parce que toi ça tourne pas très rond… — … enfin c’est ce qu’on dit… — Y a même que ça… des traces… des pas d’homme et des pattes de chiens… — Et de chats… ? y a des chats aussi non… ? — Des chiures d’oiseaux… ! — De la bave d’escargot… ? — Des pets de lapins… ! — Oh les gars… qui c’est qu’en a lâché une… ? — Ben quoi… moi aussi on m’suit à la trace… — Mais qu’il est fin… — Grave velu… ! — Eh… t’étais quand même pas obligé d’embaumer tout le monde… — Ben quoi… ça compte pas… ?) La tombe d’Étienne Émile Gaboriau se situe près du mur de l’enceinte. Il a fait quelques photos. Un plan pris deux fois, parfois trois, pour réajuster les lignes du mur, des stèles, d’un mausolée derrière, à celles du cadre. Et la lumière, même si elle est toujours différente entre celle de l’appareil et celle de la machine. Et on voit bien que c’est plus sombre ici, plus mat, et pas toujours bien cadré. On sait qu’il faut retravailler un peu les images, reprendre les lignes, revoir la lumière, pas trop. Et la différence sera encore plus importante en imaginant des impressions papier. Bref ! Il s’est appliqué. Et il s’est passé quelque chose d’étonnant. À observer les images dans tous les sens, il a fini par s’apercevoir, au second plan, que les sommets arrondis de deux stèles, côte à côte, penchées, s’appuyaient l’un contre l’autre. On aurait dit comme deux têtes endormies. Deux têtes d’amoureux. Et puis, il a plu.
- De la pluie… ? dans les carrières… ?
- Il se fout de nous ma parole… !
- Non mais j’vous jure… ! c’était pas fort… juste un petit crachin…
- T’es sûr que le mec des traces était pas planqué pour te cracher dessus… ?
- Ou alors ça s’infiltre… ?
- T’en as une gueule d’infiltré tiens… !
- Moi j’dis plutôt qu’il a trop décollé… d’ailleurs M’sieur Rémi… !
- Tu vas dégueuler ouais si ça continue…
- Ah ben comme ça on saura d’où ça vient maintenant le crachin…
- Y a qu’à l’emmener là-bas direct… il repeindra les murs…
- Eh Ziquette… c’est bon… finalement c’est Popol qui s’y colle… !
- Avec tout le rouge qu’il a picolé… ça promet… !
- Du rouge qui tache… ça va saigner… !
- Du rouge dans la nuit… hein Ziquette t’en fais aussi… !
- Et ça sera bien crose dans le Sauvetière… !
- À en faire des trous partout… !
- Quatre mètres… voire plus… !
- J’dis : des conneries… ! pas d’écrivain ici…
J’ai très hâte de lire ça ! Merci par avance de ce relais.