Il lit les noms sur le cénotaphe. Ils sont tous là, le jeune Bailly, les Lyotard père et fils, le Morel, l’ainé, Liogier qu’est mort le premier jour, Massardier dont la pauvre mère s’est pendue, Morel, le marchand de vin et Vinau son limonadier, Reynaud le si costaud, Gérentes, les trois, le petit Defay, Sanial et Barriol qui pouvaient pas se voir, Boyer qui voulait pas partir, André le solitaire, Charreyron dont il entend encore le rire, les frères Bosc, Giraud, le fils du maire, Vidal la grande gueule, Chalendar du haut, Exbrayat le facteur, Habouzit des Coteaux, Guérin qu’on n’aimait pas bien, Eyraud qui gardait les vaches avec lui, Vignal qu’était vraiment un brave type, Delorme qu’a fini sergent après Yprès et son petit cousin, le Cortial des Souches, son ami Abrial, et Descours, et les Faure et Fargier.
Il n’a pas eu son nom sur un monument.
Il en a vu tomber plus qu’il n’y en a là. Eux, il les connait tous. Il leur parle. Ils lui parlent. C’est quelque chose les morts même d’il y a longtemps. À part Vignal et Delorme, il n’a pas combattu avec ceux d’ici. Il a joué avec. Il a bu des canons. Il a gardé des vaches. Il a fait les foins. Il a couru la prétentaine.
Maintenant qu’il revient avec sa petite fille qui le monte en voiture il lui raconte le village, de son temps, il lui raconte les morts qui, dans sa tête, lui parlent. Il poursuit des conversations, il entend les Gérentes qu’étaient pourtant pas bavards, il perçoit le rire d’Abrial quand ils dévalent la Borie. Il ne le dit pas à sa petite fille ni à son mari qui lui posent des questions sur la vie ici, avant. Les voix, il les garde pour lui, comme le rire d’Abrial, et les pleurs des mères qu’il est venu voir après, à qui il a tenu la main mais dont il sait qu’elles lui en ont voulu d’être revenu, lui.
Quand il s’arrête devant le cénotaphe, il leur parle. Il leur dit qu’il pense à eux, qu’il ne les a pas oubliés. Il reste silencieux, mais en dedans, ça discute. Sa petite fille et son mari le laissent se recueillir. Il leur dit qu’il va les rejoindre bientôt et que ça va leur faire drôle à lui comme à eux. Lui, il va débarquer en vieux de vieux, ils vont pas le reconnaître. Ça les fait rire. Il lui disent qu’ils l’ont bien vu vieillir, qu’ils sont contents pour lui, qu’ils ont été tristes pour Marie, qu’il verra, qu’ils l’attendent, qu’il prenne son temps.
Quand il a commencé à travailler aux aciéries, c’est à peu près au moment où on a construit le monument aux morts de la Ville. Non, c’est plus tard. Il s’en souvient bien maintenant, il y travaillait déjà depuis quelques années t et leur dernier était né. Il y allait de temps en temps, seul, lire la litanie des noms. Mais ceux-là, ceux de la ville, lui parlaient moins, ou pas tous. Pour l’inauguration, il était venu avec Marie et leur grande. Il s’en rappelle bien, c’était le 11 novembre 1928. Les gendarmes à pied et à cheval étaient là depuis le matin, impossible de marcher tellement qu’il y avait du monde. Un jeune communiste des aciéries lui avait mis dans la main un tract « la guerre menace ». Les gendarmes étaient nerveux malgré les fleurs partout, et les drapeaux flottant autour du cénotaphe. Les huiles ont parlé des 606 Appelous morts pour la France. Lui, il récitait la liste de ceux de chez lui et il parlait à ceux d’ailleurs, ceux qu’il n’avait pas oubliés et qui venaient parfois lui parler la nuit, ceux qu’il a vus crever, gueuler, chialer, ceux à qui il a tenu la main, fermé les yeux, il leur a parlé ce jour-là, celui de l’inauguration. Il leur a dit qu’il irait les voir, chez eux. Il s’est fait une liste, pour les étapes du tour de France de ses morts
Et alors, il a entendu, Dumont lui murmurer à l’oreille, et Prévost, et même Garland, le gitan qui habite partout. Des voix nombreuses chuchotaient. Elles venaient de partout. Il les reconnaissait. Et son coeur au lieu de pleurer s’est mis en joie.
« Et son coeur au lieu de pleurer s’est mis en joie. » C’est joli.
J’aime beaucoup cette mise en négatif, dialogue intérieur, mise en joie. Très beau texte.
« Les voix, il les garde pour lui » tout est dit !
« mais en dedans, ça discute » devant le cénotaphe.
Philippe, tu nous donnes à ressentir tout le travail de mémoire chez ce vieil homme. Et c’est beau et émouvant.
Merci beaucoup !
Ce texte a beaucoup de résonance en moi. Merci!