Dans notre ville on bâtissait des maisons oubliées. Dans le temps les parpaings se payaient en deutschemarks – c’était la monnaie de l’époque, une devise dure, stable et fiable. Les deutschemarks se transformaient en parpaings que scellait le ciment réglé en deutschemarks. Dans le temps on montait des façades, des terrasses et des garages où parquer des Golf achetées avec d’autres deutschemarks, et ainsi de suite jusqu’à ce que notre ville se couvre de chantiers de maisons achetées en deutschemarks pour les vacances de ceux qui les gagnaient à la sueur de leur front dans les usines de Mannheim ou de Sochaux. Souvent les maisons attendaient des années avant d’avoir un toit (le bois de charpente, les tuiles, le savoir-faire des couvreurs étaient des choses rares et chères) alors les gens pariaient sur le beau temps et laissaient les pluies d’orage ruisseler sur les dalles de béton fraîchement coulées. À cette époque on croyait à la solidité du parpaing, à la puissance de l’argent liquide, à la pérennité du bâti. Et puis un jour les frontières se sont brouillées. Leur tracé s’est recomposé, entraînant des files interminables aux douanes. À cette époque les enfants de ceux qui avaient placé leurs économies dans le parpaing se sont mis à rêver d’un autre futur – leur vie s’est fixée à Mannheim ou à Sochaux sans désir de « retour ». Les pluies de juillet et les neiges de mars ont commencé à ronger les parpaings – les jardins se sont enfrichés – les terrains payés en deutschemarks ont perdu toute valeur en euros. Voilà comment, année après année, notre ville qui mordait ses collines boisées s’est effritée par négligence et s’est endormie dans l’oubli.
Merci Xavier. Ton texte brusquement a fait ressurgir les images de toutes ces constructions inachevées, parpaings en attente, vues dans les années 79-80 en voiture sur la route côtière yougoslave. Et la déviation au bout: il se passait des choses au Kosovo.
Une ville où le continuellement bâti s’est arrêté en plein vol.
Triste.
Merci Xavier !
donne encore plus envie, ton texte, d’explorer ça en collège…
ça m’a fait resurgir pas mal de quartiers des villes indiennes où rien n’est jamais fini, trop d’aléas et de difficultés
d’où cette couleur du parpaing qui finit par s’imprégner de pollution et de mousson
merci pour ces images
je l’ avais lu hier tard ton texte j’aime pas lire avant d’écrire. Ces toits sans toits — et parier sur le beau temps— cette monnaie changées en parpaings qui s’effritent. Ces non retours. Ces fantômes de rêves en villes ruinées … c’est tristement beau ton texte pour pas s’endormir
Hâte de relire cet ensemble, chaque morceau que j’en attrape, (pardon, j’ai des trous) est passionnant, vivant, et surtout me semble suivre cet arc illusion / désillusion qui en font des fables pleines de grâce douce amère,