Dans notre ville, on bâtit continuellement. Il suffit d’aller à la boulangerie du coin acheter du pain, des viennoiseries, à la Poste glisser dans la grande boîte jaune les cartes postales qu’on aurait dû pendant les vacances, au supermarché pour deux trois courses supplémentaires (et on en profite pour errer dans le l’espace culturel, et en ressortir les mains vides), pour s’en apercevoir plus qu’on ne l’aurait imaginé. — Ça commence avec les traces sur la route. Les bandes de goudron, des traits, des lignes plus noires ici, là plus claires. Comme du sparadrap d’un bleu pétrole. À l’entrée du bois, entre la voie ferrée et la Seûle, il y avait un petit panneau triangulaire jaune cerné de rouge, sur le bord de la route, avec une voiture noire et des lignes serpentines. Une voiture qui penche. Ralentir, danger. Route glissante. Travaux, dérapage. Juste pour quelques bandes de goudron sur la route, du frais, surtout à cette chaleur, et des gravillons pas encore collés qui roulent, craquent, sautent sous les roues. On veut réparer la route, la rendre plus sûre, renforcer les bas-côtés, combler les nids-de-poule, mais ce n’est pas sans créer un nouveau risque, l’espace d’un temps. Tout le long de la route, jusqu’au stop du passage à niveau, des traits, des lignes discontinues, qui se chevauchent, se décalent, coupent et reprennent plus loin, de l’autre côté. Comme la partition d’un orgue de barbarie. Mais pour souffler quelle musique ? Ralentir, dérapage. — À l’entrée de Sauveterre, sur le trottoir le long d’une murette, clôture en bois, peintures blanche et marron écaillées, de mauvaises herbes, sèches, un trou. Juste devant une plaque en fonte, un regard. Un grand rectangle dans le trottoir dans lequel on pourrait se coucher. De chaque côté, une barrière métallique orange. Des restes de canalisation en béton au pied de l’une. Et en guise de garde-corps, d’une barrière à l’autre, un long bout de bois. Une simple branche. Attachée avec de la ficelle. Si quelqu’un s’appuyait, elle pourrait peut-être se rompre, la branche glisserait, on s’y accrocherait comme on peut on finirait dans le trou, la branche sur la tête. Ralentir, chute. — La boulangerie des Familles était fermée. On ira à l’autre, mais d’abord, les lettres. Dans le rond-point en face de la Poste, sous l’olivier qui a bien poussé, un mélange de cailloux blancs et d’écorce de bois en petit tas. Ça déborde un peu sur la route. On a gratté, raclé, retourné. Et un plot moyen rouge et blanc, dans le creux. Ralentir, cahot. Pas de chance, la dernière levée avait déjà eu lieu. Les lettres devraient encore attendre avant de partir. Un jeune couple a traversé le passage piéton. De l’autre côté, au coin de la rue, ils se sont embrassés. — L’entrée principale de l’autre boulangerie était condamnée. « Faut faire le tour, ça marche plus ! » À la place des portes automatiques, un grand panneau noir et le logo de son fabricant, répété des dizaines de fois, un grand T doré. Des cales en bois dessous, et une ligne de rubalise pour bloquer les passages de part et d’autre du pilier face à l’entrée en coin. « Un problème électrique. Tout a grillé ! On a même plus les machines pour payer, retour à l’ancienne ! » Ça faisait vide à la caisse. Les deux nouvelles machines où l’on glisse directement sa monnaie, ses billets, sa carte, laissaient place à leurs niches et trois fils noirs. Ralentir, foudre. Et à l’intérieur, le panneau noir était caché par un écran blanc, le pied le plus court possible, du genre de ceux qu’on déroule pour projeter ses vieux films sur bande magnétique. — Sur la route en face du supermarché, des séparateurs de voie, une ligne en rouge et blanc. Je passe devant l’entreprise de Bâtiment-Génie Civil. Deux grandes zones de cailloux blancs séparées par une petite route. Dans la zone ouverte les bureaux, une dizaine de cabanes de chantier blanches, arêtes vertes, des voitures, des grilles rouille pour armer du béton entassées, le sommet de deux tas de sable au-dessus du muret blanc bordant la route. Dans l’autre zone, fermé par un même muret, un tas de gravier gris, un autre rouge, de grosses buses en béton, des regards énormes, d’autres tas de gravier, de la grave, des canalisations en PVC, en gris, en bleu, en rouge, des gaines noires enroulées, des cabanons de chantier, des blancs, un rouge, des plots qui trainent, un camion, remorque verte, une chargeuse jaune à bras télescopique dedans, des remorques, des petits rouleaux compresseurs, une bétonnière, des regards perforés, des compresseurs, un rouleau, trois petites pelleteuses alignées au milieu de la cour, le grand portail métallique blanc et rouillé qui coulisse. On entrepose, on expose. Une petite poubelle sur le bord de la route. Ralentir, prêt-à-bâtir. —
Dans la nouvelle galerie marchande du Leclerc, juste à côté du local du photomaton, du photocopieur, et des bacs de recyclage des piles, ampoules, batteries, verre, néons, cartons, emballages plastique et cartouches d’encre (je m’en suis mis plein les doigts, en bleu et rouge rosé), le volet roulant d’une future boutique de restauration était relevé à une cinquantaine de centimètres du sol. Carrelage crème à étoiles café, bandes chocolat, le bas d’un comptoir, teinte wengé, les pieds ronds de deux tables ou tabourets, et tout à droite, en tas, froissés, pliés, déchirés, une bâche, des cartons, des films plastiques blancs, une barre noire. Un peu plus loin, dans le grand local d’exposition d’articles de saison et soldés, rempli de vélos et quelques meubles contre les murs, les bandes blanches sur le placo, de grands rectangles gris à cinq taches blanches alignées. Sur chaque pan de mur, une croisée de tubes métalliques, un néon. Le sol brut, écru, sans carrelage ni lino, en léger dénivelé. Ralentir, déballages, étalages. En face, au milieu de la galerie, assis sur le bord d’un grand bac, sous un arbuste, un groupe de jeunes. Ils discutent. Sauf un, qui se relève et se rassoit, en faisant de grands gestes avec les bras, comme pour secouer quelqu’un. Un autre finit par le prendre dans ses bras. — Aux abords de la station-service, une sortie du rond-point donne sur une levée de terre. Derrière, un vaste terrain vague de hautes herbes et cailloux blancs. Ici une gaine rouge, là, une borne incendie. Et au fond, une vieille zone goudronnée, sale et fissurée, un tas de gravier, un talus de terre et de mauvaises herbes. Deux piquets, dont un plié, du grillage couché, tordu. Ralentir, abandon. — Ralentir, géomètre. Un petit triangle jaune fluo sur le bord de la route, cerné des bandes orange fluo, un point d’exclamation noir au milieu, et dessous, géomètre. Un second panneau une centaine de mètres plus loin, accompagné d’un plot rouge et blanc, un second de l’autre côté de la route. Et sur le pan de route, des marques au sol, en rouge, vert, orange. Mais pas de géomètre. — Là-bas, la résidence Philippe, une grue entre un immeuble blanc à motifs de peinture gris et balcons de tons rouges en dégradé, du brun à l’orangé de bas en haut, et un autre tout gris, sans façade, sinon une armature de métal sur les plaques de béton, des lignes parallèles, d’autres entrecroisées pour des points de fixation avancés, l’ensemble devant former une façade en relief qu’on a commencé à recouvrir de toile ou de panneaux bleu et blanc. On ravale. Ralentir, vague. Derrière l’immeuble en rénovation, plus ou moins masqué par des haies devenues sauvages et quelques arbres, des bennes rouges, une nacelle verte à bras jaune, une petite chargeuse, une série de palettes de matériaux emballés. On aperçoit encore le beige et l’ocre noirci du bâtiment d’origine. C’est ici qu’a vécu Bat ? Ralentir, souvenir. Au pied d’un muret, un enjoliveur. — Retour à la maison, par la petite route le long de la Seûle. En arrivant au niveau du trou dans le trottoir, en face, se trouvait un panneau publicitaire blanc brisé (je ne l’avais pas aperçu à l’aller). Trois ou quatre lignes de rubalise, en guise de bandage. On voit à travers. Ralentir, coupure.