Dans notre ville, on bâtit continuellement
kafka
Dans notre ville, on bâtit continuellement
Ne nous demandez pas de suivre tous les chantiers, nous ne faisons que notre part d’abeille entre friches et démolitions. Nous n’avons plus de place pour fabriquer nos maisons collectives. Nous squattons en permanence et déménageons au gré des expulsions violentes. Certains bobos bios veulent nous installer sur les toits végétalisés. Personne ne nous demande notre avis. Avant nous étions à la campagne et nos maisons étaient des lotissements plus ou moins protégés mais la déforestation a eu raison de nos colonies solitaires. L’or du miel a fait des envieux comme tout ce qui s’exploite sur cette planète. Un jour ou l’autre ils annexeront la rosée du matin pour la vendre en fiole.
Dans notre ville, on bâtit continuellement
On aime pas cette monotonie des immeubles cette symétrie perpétuelle qui annonce l’anonymat et l’organise en paliers sociaux interchangeables. On aime pas cette pingrerie des fenêtres et ces couleurs rassies des murs. On aime pas ces cloisons minces comme du papier à cigarette et d’où on entend pitétiner les voisins. On aime pas ce qui change d’un coup . Une pelleteuse, une boule pendant au bout d’un treuil et qui ressemble à un trébuchet, une gravière de plâtre écrasé, un bourbier de gravats épineux, une poussière de mille vies, une poudrière de nuisance sonore, une garantie de loyers augmentés, une préemption spéculative immobilière, une disparition des images d’avant….
Dans notre ville, on bâtit continuellement
C’est ce que dit Géraldine à Marco lorsqu’il vient enfin la voir. Elle le reçoit dans sa cuisine , tout en haut, dans cet immeuble qui va être détruit et qu’elle aime, à cause des voisins gentils, de l’aide qu’elle peut apporter aux personnes âgées, leur montant leur cabas dans les escaliers, relevant leur courrier les jours de plus grande fatigue. Quand il faudra partir elle aura beaucoup de mal , c’est une tranche de sa vie qu’elle devra couper net et c’est pour elle un désastre de plus. Elle dit désastre en le regardant à la sauvette, mais il a compris qu’elle parlait de leur histoire, de leur séparation. Il doit lui parler mieux, ouvrir son coeur, lui proposer de l’aide pour voir les choses différemment. Il lui pose des questions très concrètes sur ce qu’elle envisage, si elle a déjà pris des dispositions. Elle parle d’une colocation avec deux autres filles, des étudiantes. C’est quelque chose qui se fait bien maintenant, parce que personne n’est riche dans ce quartier que les étudiant.e.s aiment bien. C’est un quartier historique qui domine la ville , la colline qui travaille, en face de la colline qui prie… Il y a peu de chance qu’on fasse sauter les édifices religieux mais les promoteurs ne baissent pas les bras et prévoient des restructurations à long terme… tout est une question d’argent et de temps… Le temps justement, Marco en manque pour vraiment exprimer ce qu’il ressent en la revoyant. Un mélange de tendresse lasse et de pitié sournoise, il sait qu’il lui fait du mal en ne faisant que passer, même si pour elle comme pour lui, les jeux sont faits. Dans notre ville, dit-elle, les couples se défont et personne n’en sait rien, c’est pathétique et monstrueux. Est-ce qu’un couple se bâtit et se démolit à l’image de ces immeubles alvéolés qui se vident de leur substance humaine sans crier gare ? Est-ce qu’il faudrait empêcher que ce soit des raisons matérielles qui détruisent ce qui a été construit dans l’amour et dans la confiance ? Elle pense soudain aux gargouilles grimaçantes de la basilique de St Jean, elle n’aurait pas aimé se faire épouser sous leurs gueules moqueuses, elle a même rêvé qu’un jour ces créatures de stuc parlaient au gens, leur racontaient l’histoire de ces cérémonies pompeuses qui ont fini en eau de boudin… Elle a bien fait de laisser Marco partir, comme les abeilles, les gargouilles sont imprévisibles, elles n’ont aucune responsabilité sur le plan d’occupation des sols. Kafka n’y est pour rien, et d’ailleurs oublions -le, il se fait tard.
le bâti de la Croix-Rousse pour penser les vies qui y passent
beaucoup aimé ta déambulation, au proche des corps
elle parle de disparition aussi
et tes photographies sont magnifiques
merci Marie Thérèse