De la place, ils trouvent toujours de la place. Là où on ne pouvait imaginer aucun autre nouveau chantier. Mais bien sûr que si, chaque espace vaut de l’or, tout est possible pour les technocrates des villes nouvelles qui vieillissent mal mais d’emblée les urbanistes ferment les yeux tant elles sont juteuses. Il y aura toujours moyen de reconstruire après avoir créé les nouvelles friches industrielles, ou culturelles, tellement tendance. On sait comment ils font : viabiliser le moindre centimètre de terre, arracher le sol à ce qui l’ensauvage ou permet la récolte. Les terres arables, le limons du plateau, les vergers à l’abandon au bord, tout est retourné, remis à niveau, troué, tassé, attaqué, renié. Pour construire ils absorbent et font disparaitre le souvenir de ce qui était avant. Il n’y a plus d’avant. Il y a le plan. L’ordre nouveau. Le surgissement implacable des nouvelles nécessités, bétonnées de fond en comble. Le temps de se pencher sur la question est un temps inutile. L’urgence : trouer la terre pour faire passer des canalisations géantes, des stations d’épuration permettant de filtrer le sang de la terre, des voies d’accès rapides. Eriger des forêts de grues pour aller plus vite encore dans l’érection éminemment virile et rationnelle. Le foisonnement des champs de blé n’est même plus l’ombre d’une apparition, encore moins celle d’un souvenir. L’odeur du blé en fleur n’en parlons pas : elle n’est pas rentable. Pire que ça : féminine quelque part. Voilà que sont hissés les géants de la nouvelle désertification, les guerriers statiques qui orientent leurs boucliers de verre incassable et d’acier inoxydable vers les nouvelles lignes de front. Pas d’opposition, c’est la nouvelle loi, celle de la ville. La seule présence des géants muets est dissuasive. On s’habituera. Les constructions vont dans le même sens. Bâtiments utiles autant qu’implacables, froids comme des camps de concentration modernes, alignés sur les nouvelles rentabilités. Architextes et architectes s’éclatent, rien ne les arrête. Les métros dits aériens permettent de gagner du temps, il n’y aura pas d’insurrection. Le nerf de la guerre : faire taire ce qui ne sert plus à rien. Granges anciennes, champs de pois de senteur, rigoles sans eau, forêts amaigries aux parages des nouveaux quartiers : encore de la place à occuper rapidement, c’est prévu dans le grand chantier. Semer l’oubli au lieu des graines en conservant quelques illusions d’optique au nom de l’écologie, quelques leurres en forme d’arbres qui rament dans leurs prisons d’asphalte et tentent de fuir par les racines. Tout ce qui est grand est planifié, réalisé tranche par tranche, si possible en hauteur : le confort aussi, la socialisation marquée dans le territoire. Toi aussi tu l’auras ta piscine ultra-moderne, ton immense espace culturel tendance, tout ce qu’il faut pour loger les nouveaux habitants, en respectant les normes environnementales et en créant tiens-toi bien un corridor écologique où sera restaurée comme dans une éprouvette dérisoire un peu de terre abîmée par les engrais. Tu vois, il reste un échantillon, ils font bien les choses, eux les spécialistes qui savent. Alors toi l’habitant des vertes années tu peux te rhabiller, te taire, tu ne comprends rien à l’évolution contemporaine et si tu n’es pas content, retourne dans ta campagne avec tes paysans qui ont tiré le signal d’alarme. C’est l’alerte mais on n’entend rien dans le vacarme des engins de chantier, des camions qui transportent ailleurs la vieille terre et la remplacent par de solides fondations ou par des armatures métalliques. On élargit les routes, il faut de la place pour les voitures qui par milliers ne renoncent à aucun des privilèges du chacun pour soi. Dans les quartiers flambant neufs, pas de gâchis, ça se voit : carrefours taillés au carré, enseignes lamentables qu’on retrouve partout – banques et centres commerciaux. On trouvera bien un petit coin pour faire un semblant de ferme pédagogique. Les enfants pourront caresser quelques malheureuses vaches qui mangeront de la luzerne en granulés, facile à stocker. Tu vois, quand on veut, on trouve toujours de la place. Quand y en a plus, y en a encore.
Procès implacable !
Merci Christine pour ton texte sans pitié.