Paul déambulait dans les ruelles de Saint-Jean-Pied-de-Port, il inventait un ordre de marche sur les pavés. Il fallait enjamber les dalles deux par deux ou suivre la même ligne continue à la verticale sans empiéter sur la colonne suivante. Il pensait aux sorts qu’il pourrait subir s’il devait manquer à la règle, enfreindre le protocole établi. Il imaginait la malédiction qui pourrait le frapper s’il oubliait d’éviter une plaque d’égout. Là commence le monde inconnu où les puissances infernales tapies dans l’ombre sont prêtes à tirer parti de la moindre de nos erreurs. Le nocher sur sa barque navigue sur des eaux bouillonnantes attendant son obole. Il regardait au loin les montagnes où se perdait la ligne de fuite de son voyage dans la ville. Les pavés s’alignaient les uns après les autres pour le conduire jusqu’au sommet d’Urkulu. Il était prêt à embarquer. Peut-être la mer se laissait-elle déjà deviner à l’horizon. Si les nuages, là-haut, avaient été chassés par le vent, c’est le blanc des voiles sur la tache d’huile immense qu’il pourrait apercevoir. Il rêvait de l’eau calme, de l’eau maternelle qui l’envelopperait pour le porter dans l’autre royaume, celui des songes et de l’oubli. Il s’arrêta quelques instants, deux directions s’offraient à lui ; il voulait choisir à pile ou face la voie qui lui était réservée. Il ne put rattraper la pièce qui roula au sol jusqu’à la plaque d’égout où elle tourna deux ou trois fois sur elle-même avant de glisser dans l’interstice. Avant de voir tomber la pièce, il avait lu le message inscrit au sol : Ne rien jeter ici commence la mer. Il s’agenouilla devant la plaque, tendit l’oreille comme on approche un coquillage pour capturer le murmure grisant de l’eau, le remous des vagues, le vent salé quand il frappe brusquement les narines. Dans un souffle de sable chaud, la plaque se souleva. Il tendit les mains devant lui en réponse à l’irrésistible appel et fut doucement happé par un voile sombre dans lequel tout son corps s’abandonna. Déjà il voguait sur les flots, léger comme un bouchon, il traçait sa route au milieu des bateaux, il suivait le cri des mouettes. Bientôt ce serait le rivage, bientôt le port, au loin Bordeaux. La fin était si proche.
J’aime beaucoup votre texte; je tenais à vous saluer !
C’est tout à fait le type de fantastique que j’aime lire, proche du surréalisme magique et du merveilleux. Il ne dépareillerait pas entre Neil Gaiman et certains folklores russes.
Petite réflexion : pourquoi parler de « fin », dans la dernière phrase ? Je trouve que cela enlève l’ambiguïté et la magie interne au personnage. Est-il condamné ?
Les propositions de François Bon m’entraînent vers des territoires jamais explorés. Merci pour votre commentaire à propos de la chute, je pensais à l’ambiguïté de la fin du voyage. Je pourrais reconsidérer l’affaire si j’y reviens.
Merci pour ce texte, oui c’est passionnante cette fuite vers le fantastique! Et oui , on aurait envie de suivre ce personnage avant la fin! Je suis aussi si fascinée par les plaques d’égouts en ville, qui ouvrent vers des mondes imaginaires.