Parce que leurs balcons se touchaient, ils s’étaient connus et ils s’étaient jurés de ne pas se quitter. Dans la rue tout en bas, on entendait rouler les carrioles, il y avait aussi des automobiles qui passaient et des passants, chacun avec leurs fumées. C’était une rue froide, très animée. Gaie. Le marchand de charbon leur offrait des bonbons quand ils descendaient prendre le lait sur le perron de l’immeuble. Ensemble ils rapportaient le pain et jouaient avec le chat de la gardienne. Deux enfants du même âge, à quelques jours près. Gerda et Franz. Cependant ils n’allaient pas dans la même école, ni ne mangeaient tout à fait les mêmes choses, ni ne faisaient fête les mêmes jours. Chacun son tour, le matin ou le soir ils enjambaient la balustrade du balcon pour venir jouer avec l’autre, indifféremment. Ils aimaient faire des découpages. Ils aimaient les dominos et les Atlas : un jour ils iraient en Amérique, ils se l’étaient promis. “Amérique” ils aimaient prononcer ce nom. Là bas en Amérique il y avait des indiens. À tour de rôle ils se faisaient des contes. Ou des pièces. Franz inventa pour Gerda l’histoire de l’enfant changé en lièvre, il joua l’enfant et il joua le lièvre, une autre fois il serait un indien. Gerda raconta à Franz l’histoire de pains changés en roses, elle l’avait entendue au cours de religion. Gerda n’aimait pas trop les histoires, sauf celle de Franz: elle aimait la géométrie. Elle aimait tracer des lignes et des cercles et ne priait pas. Franz qui n’allait pas au cours de religion priait à sa façon. Ensemble ils regardaient les étoiles. Dans le ciel noir Franz voyait des choses : des insectes, même une femme avec un glaive quand Gerda ne voyait que des points et des lignes. Regarde ce triangle Franz, là ! Et Franz regardait le triangle d’étoiles. C’est une nuit justement que tout changea. Au matin ils se tenaient chacun sur leur balcon quand Franz dit à Gerda sans la regarder, qu’il ne lui parlerait, ni ne la verrait plus. Jamais ( jamais qui était tout, qui était une chose et son contraire). Jamais tu m’entends ! Et Franz s’était engouffré dans l’appartement laissant Gerda dans le matin glacé. Elle pleura plusieurs jours. Elle appelait Franz dans son sommeil. Ses parents lui dire que Franz et les siens étaient devenus des rats. Ils apportent des maladies, dirent-ils et ils lui interdirent même de prononcer son nom. Si c’est le diable qui avait fait ça? Quelques fois Gerda croisait Franz dans l’escalier, il frôlait les murs comme font les rats et jamais plus il ne venait sur le balcon. L’appartement de Franz qui avait résonné de chants — chez Franz il y avait un piano et on jouait de la clarinette ou du violon—, se tut, comme si la mort était entrée. Par le balcon Gerda guettait Franz, quand ils sortaient et rentrait avec ses parents et ses trois sœurs, toujours à la même heure. Comme des rats? Ils portaient tous de grands manteaux gris qui les cachaient entièrement. Le visage de Franz avait vieilli, il était maigre et gris comme la peau de son manteau. Si c’est le diable qui avait fait ça? Un matin en se penchant Gerda vit un amoncellement de choses sur le trottoir, même un piano. Sur le balcon de Franz il y avait des jouets et des habits épars. Gerda enjamba le balcon. L’appartement était vide. Par terre elle trouva un manteau avec le nom cousu à l’intérieur : Franz, c’était écrit. S’il était parti dans la nuit gelée sans manteau? En pyjama ? Gerda eut froid et elle pleura. S’il était parti pour l’entrepôt des rats ? Car Franz et les siens étaient partis de ça on ne pouvait pas douter. Alors Gerda se couvrit du manteau de Franz. Elle descendit dans la rue. Le laitier passait. Bonjour, dit Gerda. Le laitier cracha. Si c’est le diable? Le marchand de charbon cria qu’elle s’en aille et lui jeta son seau d’ordure à la figure. Si c’est le diable qui avait fait ça? Je cherche Franz demandait-elle à qui passait. Aux murs et aux portes elle demandait. Les passants s’écartaient, même les murs et les portes semblaient la fuir. Au bout de la rue au dos d’un camion Gerda aperçut une longue file de gens dans leurs manteaux gris. Alors elle s’approcha et dit qu’elle était Franz. On la fit monter dans le camion. On ne sait pas si Gerda et Franz se retrouvèrent. Ce qui est certain c’est qu’ils disparurent
On ne sait pas si Gerda et Franz se retrouvèrent. Ce qui est certain c'est qu'ils disparurent
Merci Nathalie Holt pour cette histoire dans l’Histoire.
Les histoires … merci Ugo
Le diable oui et j’admire ta façon de conter, de faire comprendre l’innomable sans le nommer.
Oui, exactement ça. Dire ainsi l’indicible.
merci beaucoup Laure .
Nathalie, je sais un petit peu, ton travail, je ne sais pas du tout ta vie, Mais comme tu racontes! comme tu émeus! un mal au ventre tout à coup.
Magnifique parabole qui raconte avec douceur l’impensable. Ou comment le réel a vraiment basculé.
Merci Nathalie.
Merci Simone et Fil pour vos mots.