Blanche… ? Allô, Blanche… ? J’ai pas pu. J’ai rien pu écrire. J’voulais, j’t’assure que j’voulais. Mais… j’sais pas… quelque chose m’en empêchait. Quelque chose me retenait de l’faire. C’est pas l’éloignement… enfin j’crois pas. Nous, on s’connaît pas. Avec ta mère, on s’connaît depuis le lycée, juste comme ça. On s’est jamais côtoyés. Mais j’suis sûr que même les amis plus proches, même la famille, quand ils ont appris, c’était pas plus simple. Et si ça s’trouve, depuis tout ce temps passé maintenant, t’attends peut-être encore un mot de l’un ou de l’autre. Un mot comme ça. Un mot de colère. Un mot d’incompréhension. Un mot de pitié. Un mot d’accusation, de jugement. De condamnation ou de grâce. Un mot d’amitié. Même un mot pour rien. D’ailleurs, tous ceux que t’as pu recevoir, ça s’résume à ça j’imagine, Blanche. Mais j’me trompe peut-être. Sûrement. C’est juste que j’projette sur les autres l’idée que j’me fais de la lettre que j’aurais dû t’envoyer. C’est ça, une lettre pour rien. Parce que qu’est-ce que j’aurais bien pu t’dire ? Même aujourd’hui, que le temps a passé, j’en sais rien. Mais quoi ? qu’est-ce qu’il y a à dire ? qu’est-ce qu’on peut vraiment dire après ça ? est-ce qu’on peut seulement en dire quelque chose ? Tu vois, j’sais vraiment pas par quel bout prendre la chose. Si j’pouvais, si j’osais, en bravant l’inquiétude de t’froisser, de t’choquer peut-être — mais tu connais les faits maintenant, et peut-être mieux que moi avec le temps —, j’commencerais par les faits justement. Pas pour t’les rappeler, mais pour me les remettre en mémoire et m’lancer dans cette histoire sans nom. Et c’est bien ça le problème, qu’elle en a pas, qu’il faut lui en donner. J’veux dire : bien sûr qu’elle en a, les journaux en ont assez parlé de Guitoune, de sa vie compliquée, agitée, de ta grand-mère qui lui dit Viens ce week-end ! de la soirée qu’ils ont passé en musique, au Mont Tendre, de l’engueulade au retour et puis chacun va s’coucher, sauf Guitoune, qui s’agite, qui cogite, qui s’excite, et tu sais que tous les mots en -ite c’est de l’ordre de l’inflammation, comme la méningite, et c’est ça qui lui arrive ce soir-là, à Guitoune, ça méningite grave, et vite, trop, ça découpe, ça débite trop fort les mots, les images, le hachoir en main, qui s’associent sûrement plus, pas comme il faudrait, pas comme il voudrait, et c’est plus de la coupe, et c’est plus de la représentation, du symbole, à ce moment-là, j’imagine, c’est castration et syncope là-haut, dans sa chambre à Guitoune, intérieur rouge, et ça débite, ça débite en tranches, et les mots et les images, divisés, dissociés, disséminés, ça tranche fort dans le lard du mot sur le bout de la langue, perdu à jamais et qu’il faudrait retrouver, à grands coups de hachard dans la chambre des Géants. Voilà. C’est fait. C’est dit pour les faits. J’espère qu’tu m’en veux pas. C’était juste pour m’souvenir un peu et m’lancer. Mais voilà, lancer quoi ? Un mot, une lettre. C’était ça. Une lettre pour condamner ou pour pardonner. Même un mot pour rien. C’était ça ? Oh Blanche… ! Le mot sur le bout de langue, si on l’retrouvait, celui qui dirait l’inquiétude même de Guitoune, son effroi peut-être, trop lent, trop lourd pour la conscience mais pas pour le hachard, idéal en fait : même ce mot-là — et surtout celui-là parce que, pas le choix, y a que lui, que ça pour dire tout ce qui s’est passé, vraiment, tout ce que t’attends de savoir, de comprendre, pour arrêter de t’agiter, cogiter, t’exciter pour rien —, j’crois bien qu’il dirait pas grand-chose. Comme un oui ou un non, mais pas plus. Alors après, moi… qu’est-ce tu veux qu’j’te dise… ? Hein… ? allô Blanche… ? Oui, oui… mais…
C’était pareil pour les autres, non ? Des mots, des mots… accumulés, projetés… ils en ont tous reçus, et plus qu’il en faut ! Et pas un qui parvienne à déchiffrer quoi que ce soit. 2019, l’affaire du chirurgien qui a fait grand bruit, et tu parles d’une pub pour Sauveterre ! Il y aurait près de 350 victimes d’agressions et d’exhibitions et sexuelles pour deux cents plaintes. Et à chacune son petit mot dans des carnets que le chirurgien noircissait depuis les années 80, il paraît. Les mots, c’est pas ce qui manque. Les centaines de plaintes des victimes, les centaines de notes du criminel. Et peu importe que les unes concordent pas avec les autres. Ça finit toujours par s’accorder ce genre de choses. La langue en dit toujours plus long que ce qu’on voudrait. Quant à sur quoi ça s’accorde ? ça, c’est vraiment une autre histoire… l’histoire du fait qu’on pourra toujours gloser, et longtemps : un, le mal est fait, on reviendra pas dessus ; deux, on peut toujours condamner, ou essayer de pardonner, pour un oui ou pour un non… non, t’en dis toujours trop dans ces cas-là, trop pour trop peu, parce que trop de perte au fond. Trop de mots pour rien… Et 2004. Résidence Daniel. Le type devenu fou qui égorge sa petite fille, et puis sa femme. Mais pour elle, il rate son coup, c’est le cas de l’dire. Elle, elle saute du balcon, se casse une jambe, et réussit à s’réfugier chez une voisine. Sauvée. Mais pas la petite fille. Ça a pas eu l’écho du chirurgien. Ça reste un fait divers plus commun, comme Guitoune. Un malheur comme y en a tous les jours ici-bas. On en entend parler, on pleure, on crie. On oublie. N’empêche que sur le moment… ça doit être le même effet. Pas besoin des médias, d’en faire tout un plat ou tout un roman. C’est juste que l’onde de choc se propage plus loin. C’est le tremblement qui reste différent, c’est comment ça craque l’important. Enfin j’crois. J’sais pas trop. Et puis rien à voir avec ce que j’essaie d’te dire. Justement dans cette onde, un mot, une lettre. Cette lettre qui n’est jamais venue. Qui peut-être s’fera attendre encore. Ça peut aller loin et longtemps ça. Une onde qui va comme en sourdine. Un feu de tourbière qui s’embrasera plus tard, quelque part là-bas. L’affaire Daniel. Des mots pour la petite, y en a eu encore y a quelque temps. Une quinzaine d’années après… tu vois, ça m’laisse encore un peu de temps, Blanche ! Mais c’est un peu différent. En fait, y en a pas vraiment. Y en a, mais indirectement. C’est Chapu. C’est lui qui les a écrits, mais avec une autre affaire qui a eu lieu au même moment, mais ailleurs. Une petite fille enlevée et rapidement retrouvée. Mais moi, j’crois bien que Chapu il a écrit sur cette affaire pour parler de l’autre, impossible, à Sauveterre. Il disait, en parlant de son livre, qu’il avait été marqué par l’enlèvement. Mais s’il a été marqué par ça, moi, j’peux pas croire qu’il ait pas été fracassé par l’autre. J’peux pas croire qu’il ait écrit sur la petite fille enlevée sans penser à celle qu’on a égorgée. Le truc, c’est qu’il aura pas pu. Il l’a confié au journaliste, qu’il aurait pas écrit si l’affaire avait pas eu d’issue heureuse. D’accord. Mais un gars comme Chapu, j’me demande quand même s’il a pas pris en compte la conjonction des deux affaires locales, même si elles sont un peu différentes, comme l’alignement de deux constellations par recoupement de temps, d’espace, des crimes et des victimes. Et si ça s’trouve c’est ça qu’il faut lire dans Du Bleu dans la nuit, la conjonction, l’alignement qui t’permet avec une bonne étoile de découvrir, même vaguement, la forme du trou noir. Bon, après tu m’diras Oui, mais en même temps, il a pas pu ! C’est vrai, directement il a pas pu. Directement, sachant l’issue fatale, c’était une autre histoire. C’est le risque et l’inquiétude de la page blanche à chaque page. Chaque ligne peut-être. C’était l’effroi du livre et de l’écriture pour rien, à la fin. Justement parce que tu sais qu’y en a pas. qu’il peut pas y en avoir. Alors que là non. L’affaire où on a retrouvé la petite, ça dégage d’un poids. Forcément, l’écriture, pour elle aussi, même si le sujet reste dur, l’issue est d’emblée heureuse. T’écris plus tout à fait pour rien dans ce cas-là. D’ailleurs le journaliste l’a bien senti : « En historien, l’auteur signe un livre d’anthropologie qui est vite devenu un polar haletant. » Plus tout à fait, mais en fait si. Ça reste quand même pour rien. C’est juste que la chose avance masquée. Bon après, moi, ce que j’t’en dis Blanche… j’suis pas écrivain, ni anthropologue ni historien ni journaliste. Quand tu sais que ce qui fait la différence entre un drame et une tragédie, c’est justement qu’avec le tragique tu connais la fin, tu sais déjà que ça finit mal… Allô… ? allô… ? oui… non…
Mais tiens ! puisqu’on en est là ! 1993, le grand carambolage sur la N10, près de la sortie 37 de Mire-en-Bal. À l’époque les médias en avaient beaucoup parlé. Encore de la bonne image en vrac pour Sauveterre et sa région avec la télé. Et dans les journaux… C’est assez bizarre cette façon qu’on peut avoir, parfois, de traiter des faits qui font pleurer et crier ici et là, qui fendent toute l’âme, comme des romans, voire des contes, genre : En fin de journée sur la N10, dans le sens Paris-Bordeaux, à hauteur de Saint-Martial-de-Mire-en-Bal (Charente-Inférieure), il fait nuit et il pleut. C’est le début du long week-end du 11 novembre, la circulation est dense et rapide. Victime d’un incendie à l’un de ses essieux, un camion frigorifique britannique se gare sur la bande d’arrêt d’urgence. Un camion-citerne vide pénètre dans le nuage de fumée, freine et s’immobilise sur la voie de droite de l’autoroute. Survient alors un poids lourd portugais… etc., etc. Un effet du temps qui a passé ? de la mémoire, un quart de siècle après les faits, en accord avec l’imagination ? Ou pas. Pour Guitoune, regarde, c’était un peu pareil au moment même des faits. Dans le Télégramme, on pouvait lire : Natif de Bretagne, Guitoune a passé la majeure partie de son enfance à Sauveterre (1177) où il a suivi une scolarité sans problème, rapporte ce matin Sud-Ouest qui a mené l’enquête. Il travaillait depuis la fin de ses études dans un magasin d’optique et était socialement très actif : il s’occupait notamment de l’association rochelaide Toqué Tango, dont l’objet est de promouvoir et d’enseigner le tango. Mais c’est pas ça l’important. C’est pas de ça que j’veux parler. Enfin peut-être mais pas comme ça. Tu m’diras après. Non, c’est que j’repense à Manu… quand il m’parlait de son père, gendarme à l’époque, dépêché sur les lieux avec les pompiers, aux premières loges… qui lui racontait le récit de ce gars qu’a pas pu sortir sa femme et ses enfants de la voiture pliée…. et qu’il savait où on emportait les carcasses des bagnoles et des semis, et qu’il les avait vus, entassés, chez le carrossier au Pas des fenêtres, sortie 38… et il avait les yeux brûlés Manu, quand il m’racontait ça, et la voix froissée… et moi aussi j’ai fini par les voir, quelque temps après, ces amas de tôle enfoncée, déchirée, les uns sur les autres, des masses en rouge et noir de rouille et de fumée, tout ébouillé aurait dit Dada… le Pas des Fenêtres, c’était sur ma route pour aller à l’université en Uno… et j’suis pas allé voir l’accident, c’était pourtant à deux pas de la maison, Blanche, mais j’y suis pas allé… de toute façon c’était en novembre, il faisait froid depuis des jours et le brouillard s’levait pas… mais c’est après, quand tout est redevenu normal, j’ai vu les traces… quand on allait à Sauveterre, la N10 sous le pont, l’espèce de longue ligne noire… avec des zones plus sombres ici ou là… du haut du pont ça faisait comme des trous… et c’est tout ce qui m’reste au fond, avec les yeux et la voix en live de Manu des masses et des trous noirs… Mais j’te dis ça, j’te dis rien. J’sais même plus ce que j’voulais t’dire. Enfin si, qu’j’avais pas de mots pour te dire j’sais pas quoi avec l’affaire de Guitoune. Que j’les ai toujours pas, même avec tout ce que j’viens de t’raconter, pour rien. Et que j’suis pas près de les avoir. Bref ! la lettre, tu l’auras dieu sait quand… j’crois qu’elle va rester encore pour un bout de temps lettre morte, Blanche…
C’est beau et triste ces mots adressés à Blanche – Bonne soirée Will.
Je ne sais pas Clarence. Je t’avouerais que je reste perplexe devant ce texte. C’est surtout pas facile. D’abord parce que j’ai l’impression d’aller à rebrousse-poil de la consigne (niveau accumulation de phrases courtes en emporte-pièce monobloc), et de me piquer. Ensuite parce qu’il y a beaucoup trop d’autres choses (de mots pour rien ?) qui s’agglutinent au sujet. Et puis parce que je suis vraiment le cul entre deux chaises, du réel et de la fiction : il y avait comme l’envie de l’écrire cette lettre, à Blanche et pour elle seule ; et plus je cherchais dans les archives du Net, les faits divers et littéraires, plus ces références et mots accumulés me renvoyaient à la vanité de ma petite fiction. Un des textes les plus difficiles pour moi. — Merci Clarence.
Je ne la sens pas, la difficulté dont tu parles, c’est une leçon. Notre premier lecteur est juge et partie.