Dans la foule dense de La Défense, il est saisi d’effroi. Autour de lui des hommes en costume-cravate, des femmes en tailleur marchent, vite, très vite, certains montent les escaliers roulant au lieu de se laisser porter. Lui, il ne bouge plus. On le bouscule. Il ne bouge pas. On passe à sa droite, à sa gauche. Il est saisit. En lui, c’est la terreur. Il a peur, il voudrait déguerpir mais il ne peut pas. Il est comme un rocher battu par les flots, claqué, submergé. Il s’en veut de réagir comme ça, de ne pas réagir plutôt, de ressentir, simplement, quelque chose qui le paralyse. Il sait exactement quoi. Il ne sait pas du tout pourquoi. C’est le matin, l’heure de la presse. Ce n’est pas ça qui l’oppresse. Il aime la foule d’habitude, le contact des corps contre lesquels on se bat sans se battre, le courant d’humains pressés dans lequel on se laisse flotter, on joue à prendre sa place, à appuyer de l’épaule sur celui qui vient de couper la route à une jeune femme, justicier minuscule du RER, on se sent nombreux et on s’applique à être là, parmi tous les autres. Ce matin, il ne peut pas. Il s’est pétrifié. La vue de cet homme, sale, pieds nus, cheveux hirsutes, barbe longue, yeux hagards, longue parka militaire et pantalon déchiré retenu par une ficelle l’a proprement sidéré. Il a ressenti une décharge en lui, semblable à la peur, une peur immense, mais une peur de quoi? Il n’a pas peur de cet homme dont l’image s’est fichée en lui comme un hameçon dans la gorge d’un goujon, le tire, lui arrache les tripes, le fixe au sol, le terrorise. C’est de lui qu’il a peur, peur de ne pouvoir rien faire, de ne pas même pouvoir parler, peur de soi démuni devant l’autre. Effroi.
L’effroi qui vient de la sidération devant l’image de la misère et de la folie incarnée, le double inquiétant de soi-même envisagé est décuplé dans l’anonymat de « la foule dense de la Défense ». Défense de s’arrêter, de s’apitoyer, de venir à la rescousse, d’aborder pour aider tant soit peu, de se renseigner… L’homme à l’apparence pouilleuse et démunie semble inaccessible parce que justement il ne demande rien. Il est momifié dans sa crasse et dans son désarroi incompressible. Le voyageur se voit peut-être comme un nanti dont les privilèges ne ruissellent pas sur le reste de l’humanité souffrante. Mais souffre-t-il ce vagabond perdu au milieu du contraire de nulle part, à un endroit peut-être où il ne devrait pas être. Et pourtant… Vouloir le chaud en hiver et le frais en été n’est pas signe de déraison. Il sait qu’il a le droit d’être là, au milieu des gens jusqu’à ce qu’on le fasse déguerpir , comme un parasite. C’est l’impossibilité de compassion concrète qui redouble l’effroi. Comment reprendre le cours de sa vie pour la journée en ayant cette image vivante sur les rétines. On glisse dehors, on s’éclipse, on réfléchira plus tard. Lui n’a même pas de valise à récupérer, il a tous ses habits sur lui. Comment est-ce possible ? Merci Philippe pour cette évocation qui me rappelle Paris, ses tapis et escaliers roulants Dantesques et sa foule angoissante. De nombreux patients schizophrènes abandonnés à leur sort errent ainsi comme des zombies dans les espaces partageables. Qui sont -ils ?
Pétrifié devant l’innommable. Merci Philippe pour ton texte fort !