A tourner depuis des heures dans l’enclave réservée aux immeubles, on pourrait croire qu’il est aisé de se perdre. Le soleil te suit à la trace, percute ton front maigre auréolé de gouttes, ton dos souffre sous le poids du sac, et tu glisses d’un boulevard à l’autre, les yeux percés de lumière. Cela fait trois heures que tu attends au pied de son immeuble, tu sais à présent que l’ami n’ouvrira pas. Tu pourrais sonner à l’interphone, chez les voisins, inventer une histoire, crédible, jouer crédible, faire ton attraction foraine de joueur crédible, tu sais que ça ne marchera pas. La ville toute entière est une enclave d’immeubles, toute entière frappée par le désert de l’été, ses rues jaunes, sa sueur de glaise noire sur le bitume, sa force de frappe sous le soleil. Tu poursuis néanmoins ta route en tournant dans le quartier, on croirait qu’on s’y perd, que la ville est construite pour ça, désorienter les gens, on ne s’y perd jamais, il n’y a pas assez d’ombres et de recoins, les artères longilignes et franches font perdre le goût des méandres, des entrailles, du ventre. L’assemblage est si net qu’on devient le simple marcheur au sac à dos, rien d’autre, un type, que l’ami a fait sembler d’oublier en bas de l’immeuble, alors tu entames cette ronde à poids égal dans ta mémoire et dans ton corps, tu vois les filles à vélomoteur qui tournent, qui crient, qui giclent de rire, étincelantes de soleil à fontaine, les lunettes voyantes, les bijoux plaqué or, les jambes, les boucles d’oreille. Le vrombissement du moteur rentre en écho entre les barres de HLM, tu les entends tourner inlassablement, prendre des virages à fond la caisse. Et dans le labyrinthe rampe à six pattes le soleil de titane, tu crois voir le minotaure, un énorme camion de marchandise qui fait sa marche-arrière sans se méfier parce que la ville est ramassée sous une chaleur de plomb. A sa droite, le feu est passé au vert, mais il ne s’en soucie pas. Il faut actionner l’accélérateur. Dans l’éclat du rétroviseur, un son nasillard de vélomoteur. Alors tu te mets sous l’abribus, le dos trempé contre une affiche publicitaire rutilante de poussières, tu poses une épaule, tu sors ta gourde orangée qui pourrait jeter des scintillements sur le trottoir, gicler sur la rue comme un appel, un appât, un désir d’étoile, en attendant les filles qui circulent, abrasent la ville de leurs cris, qui pourraient se rapprocher, te regarder, t’entreprendre – éviter le camion de justesse. Le choc des corps projetés sur le béton ne sera pas moite et dur. Elles s’arrêteront à temps, dégoulinante de cheveux, de tresses, de tatouages dans la ville aux cercles de feu. Et tu leur donneras de l’eau, comme une prairie toute entière dépliée dans les mains.
Très belle scène, Françoise, décrite si fidèlement. Je ne reconnais pas le livre mais ça n’a aucune importance : le récit tient tout seul.
Je sais malgré tout que je lirais volontiers le livre…
Sentiments écartelés. Je me tiens heureux dans l’entre-deux.
Un grand merci à toi !!
Beaucoup aimé ces choix du tu et de la ville…de même je n’ai pas reconnu le livre (peut être quelques hypothèses) mais qu’importe, le texte est là! Merci
J’aime beaucoup cette cascade et votre façon de nous faire plonger dedans. Votre écriture. Merci.