En aparté, dans une lettre à une amie lointaine, Mathilde avait saisi cette occasion de parler des livres qu’elle aime, de ceux ou celles qui les ont écrits. De ces étagères remplies et de ces piles qu’elle déplace de temps en temps en veillant à ne pas séparer certains appariements qu’elle ne veut pas perdre de vue. C’est de plus en plus difficile vu les amoncellements. Le conditionnement dans des boites cartonnées solides est vite devenu indispensable. Tous les livres qui sont entrés dans sa Maisonnée ont été choisis, un par un, avec conviction. Elle aime les livres, elle respecte les livres, et les couvre chaque fois qu’elle sait qu’ils resteront longtemps proches d’elle. Si elle les annote trop, elle les remplace. Certains livres en double sont offerts car elle les achète aussi pour faire plaisir. Son budget s’est amoindri depuis la retraite, mais elle a encore de quoi faire.Elle se considère comme une privilégiée. Un livre pour quelqu’un.e et dédié à quelqu’un.e est pour elle une joie simple et accessible. Peu importe ce que le livre devient, il a été transmis. Elle ne se sépare pas volontiers des livres qu’elle a beaucoup lus. Les livres qu’elle couvre aujourd’hui, selon la méthode enseignée par Melle O. en primaire, le sont à cause de leur fragilité, ce ne sont plus des livres solides pour les éditions courantes, la couverture se corne presque aussitôt, l’encollage de pages est parfois défaillant, elle n’ose plus les manipuler autant qu’avant et cela la contrarie. Plus de dix euros pour quelque chose qui se démantibule aussi vite lui semble parfois une arnaque. Elle songe à ce que peut en penser l’auteur.e dont les textes ont été ainsi conditionnés. C’est pour cela qu’elle aime les vieux livres cartonnés, reliés à l’ancienne, ceux qu’on appelait ” les beaux livres” pouvant être transmis de génération à génération, mais on en est plus là… Ces vingt dernières années, elle a beaucoup engrangé les livres de ceux qu’on appelle “les petits éditeurs” dans ces éditions artisanales inégalables, elle ne cite pas de nom dans sa lettre pour ne pas enclencher une litanie de préférences, celui-ci oui, celle-ci non, et toi et toi… On n’en finirait pas.Il y a trop de livres à lire. Depuis peu elle s’était prise de passion pour la fabrication des livres d’artiste. Non qu’elle eût les moyens suffisants pour en acheter, mais dans son cercle de lecture et d’écriture elle avait côtoyé des initiatives qui lui ont donné le goût des livres uniques ou partagés entre poètes, hommes ou femmes, artistes peintres, graphistes ou plasticiens. Ce type de livre permet des rencontres inédites, à taille humaine, et il évite d’encombrer les librairies. Les revues notamment sur abonnement sont d’excellents moyens de découvrir de nouvelles plumes . La bibliothèque de bouche à oreille est une pratique qui lui convient de plus en plus, loin des prescriptions et des publicitaires harceleurs. Elle avait consacré une partie de ses vacances (un peu avant la retraite) à classer la poésie, les livres professionnels trop nombreux, la littérature générale, les livres d’art ou de photos, bien à part les uns des autres à l’aide ce fameux ordre alphabétique tant décrié. Certains auteur.e.s avaient leur étagère ou au moins une partie, dessus ou dessous en impression dymo, son nom et son prénom. Une façon de les retrouver sans déranger les autres. La satisfaction de pouvoir retrouver instantanément un livre revenu à la mémoire lui procure un sentiment très agréable de retrouvailles à volonté. La place des femmes s’est affirmée d’année en année et elle est devenue l’objet d’un militantisme actif pour la promotion de leur parole et de leur talent. Là encore, les nommer est devenu inutile, elles n’ont pas encore trouvé la parité dans les instances officielles, mais la montée en puissance est indéniable. Dans la bibliothèque de Mathilde, elles sont les alliées subjectives, les sœurs de colère, les amantes inspirées, les penseuses laborieuses, les fragiles qui s’endurcissent, les générations qui se comparent. Dans la tête de Mathilde elles rejoignent tous les mâles de bonne volonté qui quittent leurs dégaines de ploucs et d’abuseurs. Elles les lisent d’autant mieux qu’ils se poussent un peu plus pour les laisser respirer en liberté. Elles sont d’accord sur ce point Mathilde autant que son Amie lointaine. A la fin de la lettre, Mathilde lui dit qu’elle participe à un atelier d’écriture estival où il y a beaucoup de femmes, est-ce un hasard ? C’est un homme qui l’anime sur internet et sa bibliothèque lui ressemble, il la partage volontiers. Mathilde trouve la démarche intéressante mais déplore l’asymétrie des moyens, on ne peut pas lire tous les jours autant de mots et faire de la place pour les siens, même pour un exercice, il faut ruser pour répondre au défi quotidien et elle s’y emploie avec insolence et application. Ecrire reste pour elle une affaire personnelle entre soi et soi même si on montre de temps en temps où ça nous mène. Elle réalise que sa “bibliothèque mentale” est assez fournie pour aller jusqu’au bout de sa vie qu’elle envisage un peu comme une tortue partiellement savante. A qui appartiennent les mots ? Sans doute à celles et ceux qui les utilisent et les rendent fréquentables pour être vitalisé.e.s et vivre plus intensément.
Ces mots qui nourrissent et apaisent aurait dit l’ami Charles JULIET qui les a recopiés scrupuleusement dans ce livre de ses lectures. Il est le premier évidemment auquel Mathilde pense, lorsqu’elle évoque sa bibliothèque. Mais il y en a tant d’autres que celui-ci est obligé de se pousser un peu lui aussi.
Bel aparté !