sur le trottoir d’en face, celui qui longe le théâtre romain – l’avenue descend vers le pont, la petite voiture (une quatre chevaux de chez renault) est garée là, le môme ouvre la porte avant gauche puis tente de se saisir du frein à main qu’il pense que sa mère (elle est rentrée chercher quelque chose, j’ai l’impression) a mal serré, le manche lui échappe, le frein est desserré et la petite voiture prend la pente douce, le bruit (ici silencieux) des petits cailloux sous les pneus, le môme commence à crier peut-être bien (on n’entend rien), la voiture elle continue sa course lente, croise la rue perpendiculaire, il y a là un type en vélo (il porte sur la tête une chechia, un turban, ou un fez ( Le fez (en berbère : ⴼⴰⵙ , en arabe : فاس / fās, en turc : fes, en grec φέσι / fési) ou tarbouche (en arabe : طربوش, ṭarbūš, en berbère : ⴰⵟⵕⴱⵓⵛ,) un tarbouche ? quelque chose sur la tête), quelque chose, une veste fermée) (ou peut-être est-ce une mobylette ? non, ça m’étonnerait, non) le type est là qui ne peut rien faire que regarder passer cette petite auto, beige elle ne va pas vite beige oui il me semble bien, et doucement elle va se flanquer contre la pile droite du pont (si c’était du cinéma, on aurait attendu un moment que passât au dessus une rame du TGM afin de montrer le passage du temps – ou du destin – ou de quelque chose qui bouge encore) : le seul problème, c’est qu’il est soit onze heures du matin, soit cinq heures de l’après-midi – la voiture n’a presque rien, tôle froissée, le môme n’a rien que le souvenir d’une frayeur bleue
il y aurait un autre panoramique ce serait sur la route parallèle au chemin de fer (on ferait passer là une rame d’un ancien métro, rouge pour les premières classes vert pour les autres – un train passe) – il y aurait une voiture, automobile, les enfants monteraient à l’arrière, il y aurait une ou deux valises, quelqu’un de sa famille à elle serait au volant mais sans doute pas F. – un nombre incalculable d’oncles et de tantes (les mots sont cons : sept ou huit de chaque) (les qualificatifs surtout) parfois utiles pour se faire comprendre j’entends bien : en short sandale t shirt – bronzés gais heureux – rends-toi compte : prendre l’avion ! – ça sentirait bon le laurier, il y aurait des fleurs tout le long du chemin, elle porterait des lunettes de soleil et fumerait assise devant à droite, fenêtre ouverte le bras dehors un peu dans l’ombre du contre-jour – c’est un type au volant, il y aurait au fond de l’oubli, cette maison blanche et bleue devant laquelle ils passeraient puisque c’est le chemin, il serait tôt et le soleil et la lumière viendrait de l’arrière, il ferait beau et ce serait excitant, on rirait un peu en cachette parce que l’heure serait sans doute grave pour les adultes et qu’il faudrait savoir respecter quelque chose de ce qu’ils pensent sans rien en dire – sans rien en avoir jamais dit j’ai l’impression, quelque chose se tordrait dans le ventre, on se retournerait en se taisant et par la vitre arrière, au loin, les palmiers la route la poussière
des instantanés – plan fixe (pour la musique, c’est non, de toutes les façons) –
il faudra bien qu’il y ait des soldats – ce sera l’hiver, dans l’est de ce pays, celui pour lequel il se bat, celui dont on parle la langue, celui qui nous accueillera – ce sera l’hiver il fera froid, il aurait un rendez-vous avec son oncle (il y avait dans ces familles-là très régulièrement, six à huit marmots, ça ne se faisait pas trop d’avorter non plus que de contracepter, cette époque-là pas si lointaine, où ce genre de pratiques étaient marquées au sceau de la honte et de la punition, pas si lointaine – pour le moment, on en termine avec cette guerre, c’est février quarante cinq, ça se passe du côté de Mulhouse par là, on attend on a sans doute gagné – on a rendez-vous je suppose qu’il porte un calot, quelques galons (caporal chef à ce que je sais) il se dirige vers ce café, quelque part, le médecin, son oncle donc, le frère de son père voilà, lui a donné rendez-vous – on ne sait pas on ne sait rien on saura plus tard on sait qu’ils se sont vus alors – il va entrer dans ce café, il fume il est tendu le geste sec quand il jette son clopo – moi je le vois bien cet homme-là, comme moi il est brun les oreilles légèrement décollées des lunettes d’écaille, je crois que son front est un peu plissé, il a vingt deux ans, je le vois qui se doute de quelque chose, il entre
je n’ai pas rouvert cette enveloppe qui est appuyée sur le côté du bureau dans laquelle subsistent quelques photographies de cette époque-là (l’ami photographe aux gros mots si marrant venait dans cette maison, il prenait des photos, elle qui sourit si belle et comme on le voit si charmante, ses colères ses cris ses gros mots seront pour plus tard, ou alors elle les cache et elle en rit avec mes oncles – ses frères oui, plutôt que ceux de son mari) ce sont des photocopies de photocopies – lui avec ses deux filles sur le rebord de la veranda - on les voit parfois ensemble, elle et lui, on les imagine qui se tiennent l’un l’autre sur la promenade, Gammarth ou Salammbô, on les voit et avec eux volent les anges
sur la platine virtuelle tourne encore Moondog il fait chaud aujourd’hui on a fermé les persiennes il fait trop chaud pour sortir dehors les lauriers sentent bon on a parfois la peau qui se transforme, chair de poule on appelle ça, quand le soleil a frappé et qu’on est là, rougissant et attendant que ça passe, on peut mettre de la crème on avait bien cette affaire d’ambre solaire mais c’est passé, enfin ça ressemble un peu à ce truc émail diamant qui rosissait les gencives pour faire paraître les dents plus blanches, est-ce qu’il n’y avait pas sur le tube un torero ou quelque chose de ce genre : c’est passé de mode – il y a quelque chose de la mode il y a quelque chose de l’insouciance – les robes des filles les sourires des garçons qui baissent un peu les lunettes de soleil la promenade et puis sans doute ce vent petit vent léger et doux qui passe tout aussi insouciant et défait un peu les cheveux
Merci pour Moondog, Piero… et merci aussi pour tant de choses qui flânent dans tes textes !
Beaucoup aimé. Les bruits qu’on entend pas, l’absence de drame cinématographique dans le premier texte, l’attente nerveuse du dernier. Trop bien !
J’aime beaucoup le rythme , les commentaires entre parenthèse qui donne une couleur au texte. Une belle lecture.
Merci Piero pour tous ces il y aurait, il faudra bien, l’intérieur pour écrire et se protéger de la chaleur, la 2CV et le dentifrice email diamant blanc et rose, les oncles et les tantes, les filles en fleurs et la photo de la mer. C’est. beau.
« (si c’était du cinéma, on aurait attendu un moment que passât au dessus une rame du TGM afin de montrer le passage du temps – ou du destin – ou de quelque chose qui bouge encore) » et la frayeur bleue de l’enfant. Le chaud et le froid ( les passages sud nord ça peut donner la chair de poule )
Email diamant là je vois bien le tube sur le rebord du lavabo avec (Carmen) et le torero… merci pour les voyages (les strates) les fratries
Je me suis régalée de ce film muet! Merci!
Fil, Helena, Jen, Clarence, Nathalie, Marie-Caroline, merci à vous d’être là