Je caresse la mousse du pont. Ma mère s’est assise sur la pierre un matin pour y trouver la fraîcheur, elle a bu son café ou peut être buvait-elle du thé. Elle a embrassé mon père. Derrière chaque porte, il y a un peu d’elle, un peu de lui, un cil tombé à terre, un chuchotement : ne fait pas de bruit, on va réveiller Augustine. Tu n’as rien oublié ? Tes lunettes ? Ton porte-monnaie ? A chaque voyage je les imaginais partir à l’aventure. Ils retrouvaient une légèreté, un teint plus clair. Assise à l’arrière de la voiture, je serrai dans mes bras, mon lapin blanc en tissus. Peur des phares qui se précipitaient sur nous la nuit. Ils me laissaient chez grand-père. Elle disait qu’elle avait envie de revenir vite pour me revoir, me rassurait : on ne sera pas partis longtemps. Je filais dans l’armoire me cacher sous la couverture rose. Je ne voulais pas pleurer. Je ne voulais pas les voir. Je voulais qu’ils reviennent vite. Je collais un coquillage à mon oreille et lorsque je ressentais le fourmillement des profondeurs de l’île, ils pouvaient alors partir. Grand-père me racontait l’histoire des algues et des phares. Pourquoi allez ailleurs alors que tout était ici. J’aurais pu leur poser la question si j’avais été adulte. J’aurais pu leur dire bien d’autres choses encore. Pourquoi je ne ressemblais pas à ma mère. Pourquoi on ne m’avait jamais parlé de ma grand-mère. En 19.. grand-père n’a pas tracé ma taille sur le mur de la cuisine. J’ai grandi de sept centimètres sans que personne ne le sache. C’est cette année-là que mes parents ne sont pas revenus de voyage. Ensuite, tous les chemins menaient vers eux. Ils étaient le rouge des roses trémières de la ruelle du cinq un, le goéland que j’observais avec ses jumelles, les nuages qui traçaient leur apparition. Ils auraient pu surgir au coin de la rue, une baguette de pain à la main, klaxonner, perchés sur leurs vélos, du haut de l’allée, arborant leurs plus beaux sourires, je n’aurais pas été surprise. J’ai fui par les côtes, me suis enfermés dans les villes. Aujourd’hui je me demande pourquoi aller ailleurs puisque tout est ici, tout est là-bas. Je peux pleurer en me remémorant leurs gestes, oublier la colère et glisser dans l’eau sans peur de m’y noyer. Je peux attraper leurs regards à chaque instant et n’importe où, même les yeux fermés. Ce défilé d’ombres, dans la maison d’Augustine, m’enracine plus qu’il ne m’effraie.