#40 jours #30 | Un jour à Sauveterre

Figure 66 – Éléphant rose à L’Aparté – photoperso d’Emma – le 20/05/2022

Je me disais bien aussi… — L’Aparté. On ne peut rêver meilleur nom de café pour mon rendez-vous ce matin. Il arrivera dans un peu moins de deux heures. Ou dans un peu plus puisque, apparemment, il faut compter avec une sorte de coutume locale qui veut que dans la région de Sauveterre on soit à l’heure avec un quart d’heure de retard. De toute façon, avec deux heures d’avance pour prendre quelques notes et relire une série d’épreuves, je ne serai pas à ça près. — C’est un peu couvert mais il fait assez doux ce matin.

Par le petit trou de ver entre deux feuillets. — Enfin, les fameuses Galeries noires dont il parle dans certains de ses textes. Ce n’est rien me dira-t-on, une sorte de passage faussement souterrain, vaguement labyrinthique, comme on en trouve tant et de bien meilleurs dans les villes de rempart. Oui mais voilà, je n’étais pas seule. Et celui qui m’accompagnait n’était plus là : il était, ici, avant tout, dans le récit qu’il me faisait de cet ancien chemin de ronde, il était dans ce qui pour lui aura d’abord été un chemin de rôde, pas encore pavé et sans luminaires au sol, les murs pas recrépis ni les plafonds refaits, les jardins médiévaux pas réhabilités : il était là-bas, dans ce qui a disparu il y a une vingtaine d’années : là, devant le maître des lieux, une simple résurgence encoignée de la roche dans le mur, avec œil torve et sourire en coin tagués — qu’il baptisera la Bosse. Et moi : une impression bizarre, de fraîcheur, de glissement dans la bouche d’ombre. (Un instant infime qui contient des mondes de terreur, de curiosité, de mystère au sens le plus archaïque qui se puisse entendre, le mot labyrinthe tournant sans cesse autour de nous.) (On en fera quelque chose de ça.)

Le déversoir et sa passerelle. — C’est étrange : lorsque je lui demande où il en est de ses projets, en particulier de son texte sur une autre ville, Jallais, il reste vague. Il me dit que… et que… et puis s’en va. Il revient à Sauveterre. Il me parle de la rue que nous traversons pour rejoindre le lycée où j’ai officié il y a une vingtaine d’années. Sans moi, il ne l’aurait peut-être pas empruntée de sitôt. Et il s’étonne du changement, de la murette qu’on a dû abaisser, de la longère qu’on restaure, de la bâtisse principale imposante, de la charpente complexe d’un corridor, de la petite marquise, du jardin encore sauvage qu’il n’avait jamais vu. Moi, je m’aperçois que je me suis toute seule, qu’il se retrouve ailleurs dans Sauveterre, là, juste à côté moi pourtant, mais lui dans un endroit qu’il découvre et qu’il reconnaît pour avoir été. Suis-je encore avec la même personne ? (Moi-même, hier, à la gare, j’ai cru arriver à Étang-sur-Arroux et qu’à tout moment mon beau-père et son chien allaient surgir sur le parking dans la vieille Golf…) Et je m’étonne aussi d’arriver si vite au lycée : en louant un vélo hier, la route que j’ai prise m’a semblé bien longue pour y parvenir ; j’avais dû me tromper, ou alors aujourd’hui les distances se sont réduites. — Dans quelle dimension vivions-nous ?

L’éléphant rose n’est pas celui qu’on croit. — Il doit y avoir une fête ce soir, sponsorisée par Delirium. — Je ne l’ai pas vu arriver. J’étais en train de relire nos archives. — C’est drôle quand même, ça s’est fait comme ça : je lui ai proposé dans un courriel d’écrire sur Sauveterre à deux plumes (simplement parce qu’au début d’une réunion en ligne, comme ça dans la conversation informelle, en attendant que tout le monde se connecte, j’apprenais qu’il vivait à Sauveterre, ou non loin de là, et parce que moi, il y a longtemps, j’y étais venue sur l’invitation d’une professeure de français du lycée, pour animer un atelier, et parce que j’avais accumulé dans un tiroir pas mal de notes sur la ville), et il a accepté. — La bête était encore couchée sur le flanc. Dans son dos, il ne la voyait pas. — J’en fais une photo.

Alors, on relit ses fiches ? — On a fini par se rejoindre sur un chemin, le long de la Seüle, des bouts de jardins, qu’il ne connaissait pas encore. On n’a croisé qu’un jeune de dos, assis à une table de pique-nique, et un âne tout gris qui nous a regardé passer comme des fantômes. De l’autre côté, le jardin d’enfants où il s’y est mieux retrouvé. Nous nous sommes séparés là et avons suivis chacun nos routes ensemble pendant encore un bon bout de chemin. — Je n’ai pas compris, l’espèce de kiosque au milieu de nulle part.

Le Squale n’est plus qu’un vaisseau fantôme. — J’ai repensé à cette histoire de sanglier, jamais vu, mais raconté, rhabillé d’un petit manteau en crochet mousseux moisi de légende provinciale. Je revoyais cette tête, en me demandant où j’avais bien pu la voler, à qui elle appartenait. Et puis je me suis demandée pourquoi : pourquoi, alors qu’il me parlait un peu de Jallais, et de là de ses années d’enseignement à Bordeaux, et en parallèle de ses escapades en solitaire dans telle et telle ville du monde, sous prétexte de colloque : pourquoi ce sanglier, cette traversée de la route la nuit, ce choc violent avec le véhicule, se relever et passer tant bien que mal de l’autre côté du fossé, la tête à travers une image xylographique d’Emil Nolde : pourquoi ? — Pourquoi ? Je ne vois que la mention de l’hôtel où il a fini par se réfugier à cause d’un type un peu trop pressant qui lui faisait les yeux doux, avec Molière pour un verre de bière, là-bas, non loin de là, et tant pis pour le sandwich, il se rattraperait au petit-déj. : le Carlton Hôtel de Tunis (qui n’est pas le Carlton à Tunis…), avec un grand dromadaire hurleur stylisé dans le couloir, quand moi, le sanglier, c’est l’enseigne du restaurant de l’hôtel. Étrange conjonction, non ? — La promenade dans le grand parc était très agréable.

Sauvage ou non, pas de camping. — On a traversé le parc des expos, derrière le lycée. Vide. Sinon traversé par un chemin blanc. Il n’y avait personne. Juste ce grand arbre, un mélèze je crois, qui tel le génie du lieu m’a semblé une évidence. On a franchi la Seüle par un petit pont. Il y avait une sorte de quai à son pied, à droite. On a remonté un chemin pavé entre un petit canal et un grand pré au pied du château. C’est ici, ai-je appris, qu’ont désormais lieu les Sites en Scènes, une série de concerts et une espèce de spectacle de cirque et de théâtre mêlés dont les acteurs principaux sont les lumières, les couleurs (le château bleu, des pavillons rouges et blancs, la scène multicolore), et le feu en folie.

Un lavoir ? un quai ? — J’ai faim. Mais il tient à m’emmener sur un ilot où il n’est encore jamais allé. Pas de chance : la passerelle est privée, cadenassée. On est quitte pour piétiner devant le bras de la Seüle, et cette espèce de grand mur pour une petite porte ne donnant sur rien d’autre que l’eau. Après, direction les Papilles Nomades et son plancher de bal, monté au bord de l’eau. J’ai faim.

Le pingouin était en fer forgé. — On a remonté la pente, mais c’était pour mieux s’enfoncer dans le sous-sol de Sauveterre. En deux temps, le premier dans un passage de ce chemin de rôde demeuré, plus de vingt après, à l’état sauvage, comme un routin, dit-il, de terre battue, d’herbes folles au pied de murets gris, décrépis, fendus, couverts de mousses, et des traînées noires et des portes bancales à hauteur de fenêtres closes. Un passage en créneau pour contourner un jardin qu’on sent en friche, aussi dense qu’une haie protégeant l’escalier qui monte dans un appartement à jamais inconnu de la dame de pierre aux camélias perdus (croisée peu avant). Le second temps dans cette ruelle toute de moellons, taillés directement dans la roche d’Heurtebise, qui était l’exact prolongement des Galeries noires, mais ailleurs, déplacé, plus haut dans la ville, plus près du château, et comme toujours plus au-dessous. — Cette ruelle, c’est l’artère de Sauveterre. Et je suis persuadée qu’Émile Gaboriau l’a empruntée fréquemment et qu’elle était alors vive, vraiment commerçante et marchande, populaire, et digne au fond de sa maison de cauchemars au milieu des champs où aucun jardin, aucun parc n’a été aménagé pour environner à propos ses petites tourelles, son pigeonnier et ses ailes inhabitées les trois quarts de l’année (mais j’affabule), contrairement à l’actuelle rue piétonne populeuse, faite pour le lèche-vitrines et l’attrape-touristes, et à ce qu’on en fait aujourd’hui : une rue des remparts couleur vanille sans aucun danger de se fouler le talon aiguille et de faire sa boule de glace au café — attention à la tête, quand même.

Un homard géant dans une piscine. — Retour au point de départ, nous nous sommes séparés à L’Aparté. Avec sa drôle d’idée d’écrire sans se retourner, comme si c’était pour de bon, après mille et une relecture mais sans jamais en avoir fait une seule. Comme si c’était chaque fois la dernière fois, dès le premier jet. Moi qui, à l’inverse, prends de plus en plus plaisir à retravailler les épreuves, à écrire parce que c’est déjà écrit. D’ailleurs, si je pouvais me passer de ce premier jet. — L’ami musicien avec qui j’avais rendez-vous est arrivé en même temps que nous. J’ai passé le reste de la journée avec lui, direction l’estuaire, dans un gîte à quelques lieues de Sauveterre. Et nous nous retrouvions, sans le savoir, en plein dans l’arrière-pays de l’autre. À croire que je devenais un de ses personnages !

Figure 67 – Dromadaire hurleur, Carlton Hôtel – photo : « Il est de la responsabilité de la chaîne hôtelière et/ou de l’établissement individuel d’assurer l’exactitude des photos affichées. Ce site internet n’est pas responsable d’aucune inexactitude dans les photos » – en ligne le 05/08/2022 sur hotel-carlton-tunis.h-rez.com

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme pas fait exprès).

2 commentaires à propos de “#40 jours #30 | Un jour à Sauveterre”

  1. Merveilleuses ces photos, des allures à la lecture de buddy movie loufoque, pourquoi movie puisque c’est écrit, et bien je ne sais pas, mais c’est ce qui vient. Le plaisir aussi des texte imbriqués et des renvois au café Europa… On se promène avec joie et le sourire aux lèvres dans ces rues là, et l’on en sort plein d’idées. Très inspirant merci.

    • Oui, les photos. J’ai eu de la chance : qu’on en ait prise une pour moi, en quelque sorte, au bon moment ; et que je me sois souvenu du nom de l’hôtel à Tunis, avec l’idée d’y jeter un œil. — Moi aussi j’ai eu plaisir à me promener dans les rues si communes pour moi, à travers l’œil du Café Europa en vadrouille. — Merci Marion.