#40jours #30 | Ta vie en puzzle 40 morceaux ?

Il faut partir d’où on est venu ?

Est-ce qu’on écrirait différemment s’il n’y avait pas une blessure quelque part, précise ou prolongée, à un moment donné, une fêlure vécue ou héritée ?

Se serait-on contenté.e d’écrire des listes de commissions, de livres à lire ou relire, de contacts qu’on ne reverra jamais ou à fétichiser la rouille ?

AUTOCITATION – Pensées du matin

Sculpture de Victor CANATO

1|CHOISIR LE CAP|

Mathilde me l’avait répété un nombre incalculable de fois, il faudrait que j’écrive cette histoire ou plutôt ces histoires dans cette histoire. Contrairement à bien d’autres ; elle ajoutait qu’elle avait trop de mots à sa disposition. Si elle avait pratiqué une langue étrangère couramment, l’espagnol par exemple, elle aurait écrit plus facilement. Elle aurait été moins tentée d’enrober les choses. Cette manie de mettre sans cesse des pansements autour des réalités pour absorber les coulures, tous ces liquides physiologiques qui noient la plainte sans l’entendre. Elle avait aimé le livre de François Roustang, La fin de la plainte, chez Odile Jacob. Rien que le titre lui avait plu. Elle s’est dit : Tiens, un qui en a marre de vouloir guérir les gens. Mais peut-être n’était-ce qu’un égoïste un de ces « pleins aux as », une expression pour joueurs de poker ? Elle avait été élevée à l’école du courage, on dirait aujourd’hui l’école de la résilience, elle a très tôt compris que s’effondrer précocement face à l’adversité et aux bardas mémoriels des familles c’était se condamner au mutisme et à une tristesse à tiroirs d’origine indéchiffrable. Reste à faire le boulot. Est-ce un cap, un pic ou une péninsule ? Mathilde disait qu’après 40 ans il était inutile de faire une psychanalyse et que rester rivé.e à un gourou de l’esprit ou de l’âme était une manière de ne pas vouloir vivre avec les moyens du bord. Elle admettait que certaines personnes plus fragiles avaient besoin d’un accompagnement plus long, surtout pour passer des caps difficiles. J’hésitais à la croire, je voyais bien que de parler sincèrement et sans pudeur à quelqu’un en dehors de la famille m’aurait fait du bien à certains moments pour « faire le point » comme sur une carte routière. D’ailleurs, les thérapeutes d’aujourd’hui sont des coachs, presque des agents de voyage, ils prévoient même les étapes au forfait. La sécu ne rembourse que les médecins, et ceux-ci ont autre chose à faire que d’écouter des plaintes interminables, des mal-être insolvables… Ils sont au front, les mains dans le cambouis des pathologies qui se voient au scanner. Rien à voir avec tes angoisses de riche mon vieux, même si tu es pauvre, aux petits soins de ton petit moi -chéri- tout -endolori. Va voir comment on soigne les réfugiés sur l’île de Lesbos et reviens m’en parler, tu verras, tu iras beaucoup mieux … Savoir où l’on est, d’où l’on vient et où on veut aller n’est pourtant pas sans intérêt, le « connais-toi toi-même » de Descartes n’a pas franchi plusieurs centaines d’années pour rien, mais la sagesse chinoise est bien supérieure, et quand on vit dans la confusion et le doute sur les directions à prendre on ne dédaigne pas de rencontrer un quidam qui sait un peu mieux se diriger que soi, non un guide mais un aîné plus expérimenté, on traverse peu ou prou les mêmes questions, y voir plus clair dans le regard d’autrui peut soulager, ne serait-ce que pour ne pas gamberger seul. Oui, mais tu sais, disait Mathilde, c’est dangereux de raconter sa vie à n’importe qui, tu peux tomber sur des poulpes géants, des personnes à ventouses manipulatrices et opportunistes. Essaie plutôt de parler à un animal (ton préféré) ou à un arbre (ton préféré aussi) et tu recopies tout de suite les paroles dans un carnet secret, tu peux t’enregistrer c’est plus moderne, ensuite tu l’enterres dans un jardin, si tu n’en as pas , choisis un cimetière et un emplacement un peu à l’écart des allées centrales entre deux tombes, à l’ombre. Tu attends six mois au moins et tu reviens chercher ton carnet. En le relisant, tu verras tout ce qu’il faut effacer, et tu recommences si tu peux l’exercice 40 fois sans tricher, tu auras fait l’économie de 20 ans d’analyse et tu auras beaucoup changé. Tu as aussi la solution de ces cartomanciennes (ne confonds pas avec les diseuses de bonne aventure) et de ces astrologues qui ont pris la part du lion dans l’affaire, elles récoltent toute la clientèle refoulée par la science, mais c’est plus ponctuel et c’est moins fiable que ta propre autoanalyse à transfert siliconé ( là j’ai pas trop compris). Le reste du temps vis normalement ! A chaque fois, elle m’en bouchait un coin Mathilde; c’est pour cela que je voudrais la revoir. C’est le moment ! Un jour je saurai lui répondre quelque chose de nouveau.

la chenille processionnaire

2| VILLE OU PAS VILLE |

C’est le jour du départ, Madame T a accepté ta rupture de contrat, à contre-coeur, mais elle était plus calme le lendemain de l’événement qui t’avait mis hors de tes gonds. Tu avais mal dormi mais sur le matin, un rêve de baignade heureuse avait anticipé celui que tu comptais faire avant de quitter la caravane et l’endroit où tu n’auras travaillé que quelques semaines. La patronne a pris conscience en t’écoutant qu’elle avait mal évalué la situation. Tu avais été victime et non acteur initial de l’embrouille d’hier. Elle a plaidé sa colère, sa déception, elle ne s’attendait pas à une scène pareille. La violence et la beuverie lui font peur. Lui rappelle de mauvais souvenirs. Elle s’excuse, mais les jeux sont faits. Ta décision est irrévocable, quelque chose s’est cassé dans la confiance entre vous deux.Elle t’a déçu elle aussi. D’expérience, tu sais que les relations changent au fil du temps et qu’on finit par ne plus cacher sa vraie nature et ses faiblesses plus ou moihs masquées. Ta colère a surgi devant l’agression du type, elle venait de loin, peut-être ne t’appartenait-elle même pas. Tu l’as justifiée après coup. Quelqu’un a voulu attenter à ta vie.C ‘était la première fois depuis ta naissance. Et cela te renvoie à des récits familiaux. Jusque là tu avais écouté sans avoir éprouvé. La sensation de danger vital ne faisait pas partie de ton vécu. En tout cas pas de cette manière sauvage.Tu savais que cela pouvait se reproduire et que tu devais veiller à ne pas perdre ton sang-froid pour affronter de futures situations similaires. Mais pour y échapper où aller ? En allant regrouper tes affaires personnelles dans la cuisine, les petits gadgets qu’on t’avait offerts, porte-clé doudou, klaxon à poire de caoutchouc, billets périmés de loto, auto-collant rasta…. tu as réalisé que tu avais installé un peu de toi dans cette friterie estivale, comme les hamsters, tu avais fait ton terrier de douceur et de provisions pour te la couler douce, même en trimant fort. La patronne est réglo. Elle te paie tout ce qu’elle te doit et rajoute la fameuse prime qu’elle avait promise.Comme tu lui avais présenté ta carte d’identité au début du séjour, elle te fait la surprise de deux bulletins de paie en bonne et dûe forme. Même si c’est obligatoire et légal, ta surprise est authentique, on t’avait déjà fait l’affront de te licencier sans te payer. Mais tu réalises que c’est toi qui part. Elle veut être en règle, te fait même signer un contrat à la bonne date pour que tout soit clean. Tu devras normalement déclarer tes gains au fisc. Tu rigoles intérieurement, que veut-elle qu’ils me prennent, je n’ai même plus d’adresse. On s’embrasse un peu ému.e.s tous les deux. A cette heure matinale, il n’y a pas de client.e.s. Tu vas te réfugier dans le bistrot du soir. Le patron lève un sourcil mais ne pose pas de question. Tu lui en sais gré. Il te sert un café et rajoute un croissant sans proférer un seul mot. Il te sourit. Tu vas le regretter. Tu lui demandes si tu peux emprunter le journal. Tu voudrais avoir des nouvelles du monde, même local avant de reprendre la route.Ville ou pas Ville ? Tu n’hésites même pas. Tu reviendras en stop à Lyon.

3 | PARTIR LÉGER |

Quelque chose de cassé dans ta tête. L’image de cette théière fracassée par terre par un coup de vent. Tu avais ramassé tous les morceaux en imaginant que tu allais les recoller… Tu aimais ce genre de bricolage minutieux et patient. Mais vu le nombre de débris tu t’es dit que la technique du Kintsugi était inaccessible, d’ailleurs avec quel or aurais-tu pu le faire ? Décidément, rien n’est simple pour toi malgré ta bonne volonté et ton courage. Tu as jeté les éclats de la théière à la poubelle et tu as pensé à Mathilde. La dernière fois que vous avez discuté elle t’a dit qu’elle ne buvait plus de café depuis sa vaccination à l’Astra Zeneca, le goût lui en était devenu insupportable, elle s’est mise au thé en vrac , elle l’achète dans deux boutiques de la Rue des Frères Lumière, une boutique tenue par des garçons, l’autre boutique tenue par des filles, elle alterne pour éviter les jalousies… Elle a découvert l’incroyable différence entre les thés en sachets, et le thé conservé dans de grandes boites en métal dont le parfum saute au nez lorsqu’on soulève le couvercle, et qu’on lui ventile avec un sachet pour faire remonter les saveurs. Le choix n’est pas facile mais elle a ses préférences… Le thé c’est un peu sacré un peu secret aussi, dit-elle avec malice. Tu as trouvé cela étrange et drôle à la fois, tu as une vision un peu naïve des buveurs et des buveuses de thé, outre que le prix de vente est bien supérieur à celui du café, c’est une version élitiste et un peu guindée que tu te fais de cette pratique. Celle du japon a toute ta sympathie depuis que tu as vu le film La cérémonie du thé, c’était juste avant ta séparation d’avec Géraldine, elle n’était pas venue le voir avec toi, mais tu lui en avais parlé brièvement. Continuer à parler te semblait nécessaire malgré la tristesse de ton départ. Ce qui t’avait frappé dans cette litanie de cérémonies répétées c’était la grâce et surtout le silence. Mais tu n’as pas pu t’empêcher de penser aux genoux qui craquent… le bruit incompressible mais qu’on n’entend pas dans les scènes, peut-être à cause des tissus. Ce film a révélé en toi l’importance des silences, et ce qu’ils peuvent contenir de non-dits protégés par les rituels calmes et posés. Te poser pour écouter les non-dits, les tiens et ceux autour. Voilà bien ce qui représente aujourd’hui les enjeux de ta vie. En parler autour d’une tasse de thé ? En parler avec Mathilde ? L’idée est flamboyante, c’est bien vers elle que tu pourras trouver des réponses à quelques-unes de tes questions, pas toutes. Tu sais qu’elle t’accueillera les bras ouverts sans te retenir. Tu es propre, un peu fortuné, tu pourras même lui payer un restau, elle ne te jugera pas mais essaiera de comprendre. Elle aura les mots pour que tu trouves et retrouves tes propres mots. Tu le sens, tu le sais, tu le dis en partant au patron du PMU sans les détails. Je retourne à Lyon ! Je vous donnerai des nouvelles. Vous n’êtes pas obligé ! Si, si je vous ai à la bonne, vous m’avez bien accueilli et aussi merci pour le croissant de ce matin ! Pas de quoi, vous me plaisez, vous aussi, vous êtes un calme, un client discret… Sourires et poignée de main chaleureuse. L’accord parfait. Tu pars quand même.

où dormir ?

4| REVENIR SANS REVENIR |

Mince alors ! Tu n’es plus d’ici. Revenir à la ville te coûte plus que tu ne l’imaginais. Elle t’englue immédiatement dans une profusion visuelle et sonore qui te donne la gerbe. Une voiture t’a déposé vers le complexe TCL de Laurent Bonnevay, un endroit qui accroît l’anonymat et donne l’impression de rentrer dans un réseau inextricable de directions. Choisir la bonne du premier coup est un exploit. C’est aussi la banlieue avec son ambiance tendue et anxieuse, des têtes tristes, fatiguées, des cabas, des poussettes, des sacs à dos plaqués contre le ventre pour éviter les pickpockets, moins de trottinettes, de scooters et de vélos qu’au centre-ville, ceux qui passent sans casques ont l’air de voleurs, les préjugés volent bas… partout la méfiance et la défiance. Tu te surprends à penser que l’état d’esprit que tu avais hier lors de ton altercation avec le type était peut-être permanent chez les gens que tu viens de croiser à la station Bonnevay si près des quartiers redoutés du Mas du Taureau où tant d’évènements estivaux ont défrayé la chronique, tout comme à Vénissieux à une époque. Quand on vit dedans tous les jours, on ne voit pas les choses de la même façon et on dédramatise. Est-ce ta précarité qui te fait ressentir cette impression d’insécurité et de noirceur au centuple ? Tu n’as pas le temps de t’appesantir ton bus arrive bientôt au niveau du tram et tu commences à apercevoir les rues familières, la transformation du quartier Mermoz te sidère, on dirait même que la population a changé…Elle est beaucoup plus visible, plus aérée. Ils ont fait fort pour les espaces verts et les abords végétalisés. Tu t’es acheté un carnet de 10 tickets, ton abonnement est périmé, le prix, 18 euros te sidère aussi, tu apprends que même les vélos sont bienvenus dans les rames, tu te demandes comment vont s’installer les gens aux heures de pointe. Ce monde est stone, marche la tête dans les nuages faute d’air pur au niveau des bronches… Tu sens pourtant que tu vas marcher à pied et ça te réjouit presque, tu mettras un masque si tu en trouves un, à défaut tu utiliseras ton bandana. Tu sens la route qui t’appelle. Revenir sans revenir, c’est déjà repartir un peu. Mais il y a Mathilde ici, et Géraldine pas très loin non plus. C’est vers elles que tu situes ton étape. La ville n’a plus d’importance, tu l’effaceras facilement de tes obsessions. Elle vit sa vie sans toi. C’est très bien comme çà.

un coeur gros comme çà

5| S’EXPLIQUER ENTRE DEUX PORTES |

Mathilde attend Marco, elle a reçu son appel téléphonique. La joie étranglait leurs deux voix mêlées, ils ne s’entendaient plus… Toi, Marco… enfin ! Qu’est-ce que tu deviens ? Je suis à Lyon et je voudrais te voir, et surtout goûter ton thé… Ce gamin, il ne pouvait pas plus me faire plaisir que de débarquer ainsi, à l’improviste, j’avais su pour sa rupture avec Géraldine, elle aussi s’était éloignée, mais je n’avais aucune idée de ce qu’il avait fait depuis son départ, je n’osais pas l’appeler elle, de peur d’aggraver sa peine avec des propos maladroits. Je me suis doutée qu’il préférait ne pas me tenir au courant. Je l’aurais peut-être dissuadé de rompre aussi radicalement, de réfléchir plus longtemps. Mais en fait, ce n’est pas sûr, il y a longtemps que je m’inquiète au sujet de ce couple sans enfant, qui n’arrive pas à se projeter dans l’avenir, ce n’est pas leur faute, la vie est trop dure à gagner, et leurs aspirations à la “sobriété heureuse” a pris une bonne claque dans les gencives. Ils ont accumulé déceptions sur déceptions dans leur entreprise d’élevage. Il a fallu qu’elle envisage sérieusement de trouver un boulot et que lui de son côté, renonce à son idéal de pastoralisme incompatible avec l’échéancier de remboursement du crédit agricole. Ils vendaient pourtant toute la production de fromages sur les marchés du coin, mais le prix de la nourriture complémentaire et des soins pour les chèvres était supérieur aux prévisions. Avec des journées interminables, la traite à la main, la confection des fromages dans un laboratoire de prêt à une dizaine de kilomètres, matin et soir, des corvées sept jours sur sept, et toutes les contraintes d’une vie de ferme encore peu équipée, la lassitude et le découragement non compensé.e.s par un niveau de vie acceptable, a eu raison de leurs efforts. Quelque chose s’est alors cassé dans leur tête et dans leur couple. Ils voulaient désormais rester en amitié tout en prenant leur indépendance. La séparation fut plus douloureuse qu’houleuse, ils ne manquaient ni d’intelligence, ni de tact. Ils avaient accumulé les non-dits, évitaient de se plaindre pour ne pas attirer les conseils et surtout les mises en garde qu’on leur avait longtemps prodiguées et qui les humiliaient. Les dettes rendent dépendant des proches et cela finit par être un poids moral exorbitant. Ils assumaient leurs erreurs comme leurs utopies, ils avaient fait au mieux et ne pouvaient aller plus loin dans les risques. Personne ne pouvait décider à leur place. J’ai craint pour eux, pour lui surtout, il parlait un peu trop souvent de la mort, celles des animaux, du taux de suicide des paysans… Elle était plus secrète, se révélait moins, mais avait des ressources artistiques qui l’ont sans doute protégée de la dépression. Une fille épatante à mes yeux. Je me suis fait du mouron  pour la suite. Le fait que lui m’appelle, et qu’il me parle comme si rien ne s’était passé, m’a paradoxalement rassurée, répit provisoire cependant. Je me demande ce qu’il va bien pouvoir me raconter. Je l’attends avec anxiété et gratitude. Je sais au moins que je ne compte pas pour du beurre dans don coeur. Je le connais depuis sa naissance. Ce serait bien si on pouvait s’expliquer pas uniquement entre deux portes ou deux assiettes de tagliatelles au jambon.

entre deux bouchées

6 | CONSIDÉRER TON SORT À HAUTEUR D’ENFANT |

Lorsque j’ai sonné à l’interphone, j’étais tétanisé d’émotion et de doute. J’avais réalisé l’exploit de revenir en ville, juste pour la voir et me faire pardonner de l’avoir laissée sans nouvelles. Je la savais indulgente dans les cas de force majeure et je pense que c’était le cas. Je n’étais pas parti pour des vétilles, ni sur un coup de tête, c’était inévitable et je n’ai même pas à me justifier à mon âge. Je sais que l’écart de génération produit toujours des effets d’asymétrie dans la relation, les plus vieux se positionnent toujours en injonctions parentales parfois intrusives ou implacables, ils ne se rendent pas toujours compte qu’on a grandi. Mais avec Mathilde c’est différent, elle se met toujours à hauteur d’enfant ou d’adolescent, comme si c’était elle qui vivait les choses à leur place, elle leur trouve des excuses, des explications sans complications, tout ce qu’on vit est vécu par d’autres, toutes les solutions sont à portée de regard et d’oreille, il suffit de regarder et d’écouter un peu plus finement et calmement. Elle s’énerve rarement, et pourtant elle est tout le temps en colère à l’intérieur d’elle -même, contre l’injustice, contre la violence faite aux individus hommes ou femmes et bien plus encore aux enfants. Elle ne supporte pas la maltraitance, la malveillance, d’où qu’elle vienne. Elle serait capable de tuer, je crois pour sauver un enfant ou une femme et de consoler le prédateur présumé qu’elle aurait certainement raté. Mais elle a toujours eu horreur des armes. Elle avait encore en tête les récits maternels… Aux enfants, Mathilde préférait acheter des jeux d’éveil, des jeux classiques en bois, des jeux de société et des jeux rigolos, il se souvient de ce monstre sur roulettes vert fluo et ses quatre morceaux de cervelle rose qui brinquebalaient, au bout d’un moment, tout explosait, et le monstre conservait son rictus de circonstance, Attila sur pattes. A aucun moment elle ne s’est demandé si ça pouvait faire peur. C’était peu après la mort de ma grand-mère, j’avais réclamé une boîte S.O.S Fantômes, elle avait hésité et elle avait cédé. Elle n’a pas commenté.

le défi

7 | CE QUE COLPORTE LA LECTURE |

Le truc que tu as le plus apprécié en arrivant dans la ville, fut de retrouver ces fameuses boites à livres sur la voie publique qui t’avaient tant manquées au bord du lac. Tu n’avais pas vraiment eu le temps d’aller les repérer et existaient-elles ? Et tu aurais été gêné d’avoir à dire que tu les fréquentais. Dans un village on est plus surveillé. En travaillant, tes moments de lecture s’étaient passablement réduits et tu aspirais à y consacrer plus de temps, au moins dans les jours qui venaient. Tu pouvais passer au moins une semaine chez Mathilde, cela te laisserait le loisir de réfléchir à ta prochaine destination et cette perspective te réjouissait à l’avance. Ton impression d’être une sorte de fils prodigue par procuration avait un certain goût d’enfance qui ne te rebutait pas, bien au contraire. Mais c’était de la discussion d’adultes dont tu avais besoin pour y voir plus loin.Tu iras parler à Géraldine. Tu espères qu’elle aura repris du poil de la bête. Penser à elle t’attendrit.

boîte à livres et à objets

8| BOITES À OUTILS LIBRE-SERVICE |

Mathilde aime entendre parler Marco.

Bonheur radieux de le voir sourire et se détendre devant le repas qu’il a tenu à préparer lui-même, mais il lui a demandé de s’asseoir et de lui raconter ce qu’elle avait fait et pensé pendant ce qu’il appelle ” sa disparition”. Une telle délicatesse est suffisamment rare pour être soulignée. Marco est tourné vers les autres, parfois à ses propres dépens. C’est sa qualité principale et aussi sa faiblesse qui le met dans des situations compliquées et embourbe aussi son jugement. En s’éloignant de Géraldine il a peut-être pris conscience du manque d’intérêt qu’il avait pour ses propres besoins. Ce n’est pas de cela qu’elle a envie de parler avec lui, il réagirait avec un étonnement non feint, il n’a pas l’habitude de se confier ni de se plaindre ou de rajouter des problèmes aux problèmes, c’est un garçon qui avance sans se demander s’il va manquer de quelque chose, il se contente de ce qu’il a, sauf pour les livres qui sont sa boulimie principale, il est optimiste de nature et confiant par réflexe, sans doute conditionné par la façon dans laquelle il a été éduqué. Pour lui il y a toujours des solutions à tout, même quand on peut se sentir dans l’impasse, il aime le collectif dans ses aspects d’initiatives et de compétences partagées. Il a toujours épaulé et encouragé les gens autour de lui, cela ne venait pas d’une religion ou d’une croyance estampillée dans son esprit, cela avait pris source dans son enfance, et lui seul pouvait en parler au présent en disant ce qui avait changé.

La première chose qu’il m’a dit : Mathilde tu sais ce que j’ai trouvé dans la boîte à livre du. coin en rentrant à Lyon ? Les gens ne se rendent pas compte. Je me demande toujours comment arrivent tous ces livres dans ces étagères colorées sur la voie publique. Mais contrairement aux tags, on voit aller et venir les gens, un peu comme des abeilles solitaires et aventureuses autour.  Ceux qui ont la phobie des microbes ne s’en approchent pas. J’ai appris que ces meubles colorés sont fabriqués dans les écoles en proximité, sans doute par les animateurs d’activités périscolaires car les instits.n’ont guère de temps pour cela. Mais en fait, il faudrait faire une enquête… le risque, serait que je ne puisse pas me réfréner, et je me retrouverais comme le loup du Petit Chaperon Rouge avec mon sac de ventre plein de cailloux-livres  que je ne pourrais plus porter. Apprendre à ne pas s’encombrer d’objets est une rude école de dépossession. C’est plus facile quand on veut  prendre le large  avec le minimum sur soi. Je songe à Compostelle, ça me gratouille de plus en plus…

Boîte à Tout Va Quartier La Plaine

Marco ne tarit pas d’éloges sur ces boîtes à livres mais aussi à petits objets : on en voit de plus en plus dans la ville, j’adore ce concept qui met la gratuité et la solidarité en valeur et ne cesse de réserver de curieuses surprises. Bien sûr, on peut imaginer que certains débrouillards et bouquinistes brocanteurs viennent y chercher des pépites rares, ils ont l’œil et les gens ne savent pas toujours ce dont ils se débarrassent, mais il n’y pas encore de Pléiade ou de Quarto dans ces repaires de rencontre anonymes. Ce phénomène urbain et culturel devrait faire réfléchir davantage les éditeurs et les auteur.es. Un livre ça se donne, ça se prête et puisque certaines bibliothèques personnelles ou institutionnelles ne savent plus comment les trier, les stocker ni les ranger, donner la possibilité à n’importe quel lecteur ou lectrice de les “toucher” ( au sens militaire du terme, j’ai touché ma solde ou mon paquet de tabac) est un passage de langage prodigieux et d’une liberté inouïe… L’écrit quel que soit son propos appartient à qui veut bien le lire. Il y a déjà longtemps que je plaide pour qu’on s’intéresse à “la fabrique des lecteurs et lectrices ” plutôt que “la fabrique des auteur.e.s” dans cette société où personne n’écoute plus personne ou que par intérêt factuel. Le fameux don de temps dont parlait Bernard Noël s’incarne dans ces boîtes à livres, très très loin des prescriptions commerciales et des consécrations académiques élitistes et pesantes. Sorte de Potlatch moderne rançon, peut-être paradoxale d’un consumérisme accablant. Marco  s’enflamme et déclame : comme en peinture, le livre qui te prend à témoin est celui qui te parle et te donne le goût de parler plus fort et de te taire mieux pour rejoindre les autres. C’est à toi de trouver ” ton” livre de chevet et de pouvoir le laisser à d’autres au hasard des rues. Pourquoi pas ? J’ignore, rajoute-t-il quel est le contenu de ces drôles de bibliothèques soumises aux intempéries dans le 6° arrondissement, il faudrait que j’aille voir avant de repartir, histoire de voir si l’appel du vieux prêtre dans l’hiver 52 a encore des échos dans les quartiers chics. Mange donc, Marco, tes pâtes vont refroidir !

Ecole Maternelle

9 | SOUVENIRS ET TISANE |

On n’a pas vu le temps passer. Mathilde m’a écouté longtemps, très longtemps, sans même oser m’interrompre, cela se voyait à son regard rieur et plein de larmes, cela me donnait envie de la faire rire encore davantage. Elle était heureuse que je sois là, et rien ne comptait d’autre. Plus j’étais vivant à ses yeux et plus sa raison de m’avoir accordé son affection se démultipliait. A bout de souffle mais pas d’anecdotes, le ventre dilaté et plein, j’ai accepté qu’elle me laisse m’asseoir sur le canapé au-dessus de la table basse en bois massif. Elle n’aimait pas les meubles modernes, les formes design, les gadgets à la Tati. Elle battait ses blancs d’œufs avec un fouet, râpait son fromage avec une râpe en métal, fabriquait ses yaourts, écrasait sa purée avec un presse-purée à manivelle, elle faisait pousser son soja sur son balcon, mettait de la levure sur presque tous ses aliments, elle ne faisait pas de confiture parce qu’elle était en ville, elle ne faisait plus de gâteaux quand elle était toute seule, mais ses invité.e.s étaient nourris comme des hôtes de marque, toujours les petits plats dans les grands. Et… Tiens ! Tu en reprendras bien trois louches, ça ne se conserve pas…Mathilde ne supportait pas l’idée qu’on puisse sortir de table en ayant encore faim, elle aurait alors raté son repas, sa cuisine, et massacré sa réputation de mère nourricière. Bien sûr, elle regrettait d’avoir insisté. Elle savait déjà qu’il repartirait avec de la victuaille et tout ce qu’il lui manquait pour faire sa popote pépère. Il n’en demandait pas tant, mais refuser ses attentions étaient comme lui faire des reproches en public. Chez elle c’est comme cela qu’on fait. On se moque un peu et on l’embrasse. Pas la peine de résister si elle prend un air outré. Sans transition, elle me demanda si je voulais feuilleter les albums de famille, retrouver mes visages d’enfant et d’adolescent et même regarder ses vieilles photos à elle, celles qu’elle ne sort qu’en présence de proches qu’elle choisit pour leur délicatesse. Une photo c’est toujours un abime de questions sans réponses, mais on y perçoit des repères précieux pour remonter le temps. Remonter le temps… C’est justement ce que je m’apprête à faire mais sans l’aide des albums nostalgiques. J’y réfléchis depuis plusieurs jours, je voudrais remonter plus loin, peut-être convoquer des strates de ma personnalité qui appartiennent moins à ma famille qu’à mon espèce dans mon rapport aux éléments et à la nature. Au bord du lac, quelqu’un m’a parlé de ses expériences de chamanisme et de ces formations qui permettent de connaître les peuples qui les ont pratiqués et les pratiquent encore. Il y a des rites initiatiques et des communautés spécifiques qui expérimentent des techniques chamaniques sans substances hallucinogènes. Mathilde recule ostensiblement au fond de son fauteuil lorsque je lui parle de cela, mais elle acquiesce et commence timidement à poser des questions pour ne pas se faire larguer dans les explications que je commence à lui donner. Je tiens compte de sa réaction, mais je veux qu’elle sache ce que je mijote dans ma tête pour sortir de l’impasse morale et matérielle où je suis. Je voudrais la convaincre que si je n’effectue pas ce travail su moi , peu importe la technique mais c’est cette médiation ésotérique que j’approche et dont je parle, je perdrais pied plus encore. Il me faut rompre le sortilège si sortilège il y a. J’ai beaucoup lu à ce sujet depuis qu’on m’en a parlé. J’ai envie d’essayer. Mathilde remballe doucement ses doutes et ses craintes mais me dit qu’elle me fait confiance, que je suis intelligent et que toute expérience est bonne si on la fait avec conviction et prudence. Je ne peux pas la contredire avec de tels arguments. La prudence, j’ignore si je l’aurai, j’ai traversé tant d’épreuves que je n’ai plus peur de rien sauf désormais de ma propre violence, j’ai laissé surgir la bête fauve en moi en rompant certains liens anciens, symboliquement, je crois que j’ai mordu ma propre langue pour voir couler le sang, pour voir si c’était vraiment le mien. Avoir franchi cette barrière m’oblige à bouger, à chercher la nouvelle route de ma vie. J’écris cela dans mes carnets, que je garde pour moi. J’ai besoin de prendre de la distance et de réajuster mes rétroviseurs pour avancer. Mathilde dit qu’elle comprend, qu’elle sera toujours là pour moi et ça me rassure. Je regarde sa bouille de trois ans sur sa photo de classe, c’est déjà une petite fille qui réfléchit entre ses deux joues rondes, son frangin plus grand, onze mois d’écart est placé plus loin, cette photo est un rite initiatique pour entrer dans le collectif scolaire, elle ne se souvient pas du moment, de ce qu’elle voyait et pensait, mais de la plupart de ses petit.e.s camarades. Que sont-ielles devenu.e.s ? Certain.e.s sont déjà mort.e.s, sa meilleure copine la petite du papa-maman qui buvaient, les frères aussi… Elle s’est suicidée en laissant des enfants en bas âge derrière elle. Mieux vaut ne pas y penser. Je prends Mathilde par les épaules et lui dis qu’on va boire une bonne Tisane de chez Mathilde. Elle est d’accord, elle rit et referme l’album. Je fais chauffer la bouilloire. Il faudrait qu’on parle aussi de Géraldine.

A propos de Marie-Thérèse Peyrin

L'entame des jours, est un chantier d'écriture que je mène depuis de nombreuses années. Je n'avais au départ aucune idée préconçue de la forme littéraire que je souhaitais lui donner : poésie ou prose, journal, récit ou roman... Je me suis mise à écrire au fil des mois sur plusieurs supports numériques ou papier. J'ai inclus, dans mes travaux la mise en place du blog de La Cause des Causeuses dès 2007, mais j'ai fréquenté internet et ses premiers forums de discussion en ligne dès fin 2004. J'avais l'intuition que le numérique et l 'écriture sur clavier allaient m'encourager à perfectionner ma pratique et m'ouvrir à des rencontres décisives. Je n'ai pas été déçue, et si je suis plus sélective avec les années, je garde le goût des découvertes inattendues et des promesses qu'elles recèlent encore. J'ai commencé à écrire alors que j'exerçais encore mon activité professionnelle à l'hôpital psy. dans une fonction d'encadrement infirmier, qui me pesait mais me passionnait autant que la lecture et la fréquentation d'oeuvres dont celle de Charles JULIET qui a sans doute déterminé le déclic de ma persévérance. Persévérance sans ambition aucune, mon sentiment étant qu'il ne faut pas "vouloir", le "vouloir pour pouvoir"... Ecrire pour se faire une place au soleil ou sous les projecteurs n'est pas mon propos. J'ai l'humilité d'affirmer que ne pas consacrer tout son temps à l'écriture, et seulement au moment de la retraite, est la marque d'une trajectoire d'écrivain.e ou de poète(sse) passablement tronquée. Je ne regrette rien. Ecrire est un métier, un "artisanat" disent certains, et j'aime observer autour de moi ceux et celles qui s'y consacrent, même à retardement. Ecrire c'est libérer du sentiment et des pensées embusqués, c'est permettre au corps de trouver ses mots et sa voix singulière. On ne le fait pas uniquement pour soi, on laisse venir les autres pour donner la réplique, à la manière des tremblements de "taire"... Soulever l'écorce ne me fait pas peur dans ce contexte. Ecrire ,c'est chercher comment le faire encore mieux... L'entame des jours, c'est le sentiment profond que ce qui est entamé ne peut pas être recommencé, il faut aller au bout du festin avec gourmandise et modération. Savourer le jour présent est un vieil adage, et il n'est pas sans fondement.

8 commentaires à propos de “#40jours #30 | Ta vie en puzzle 40 morceaux ?”

  1. J’aime beaucoup la pensée du matin et l’idée que si nous étions des êtres lisses sans blessures nous nous contenterions peut etre d’annoter des listes de courses.

  2. Je commente étapes par étapes pour plus de simplicité.
    « D’ailleurs, les thérapeutes d’aujourd’hui sont des coachs, presque des agents de voyage, ils prévoient même les étapes au forfait. » Ce 1 est à la fois drôle et un peu triste finalement. Si on se compare en effet les thérapies n’ont pas lieu là ou les besoins primaires rattrapent pourtant doit on se rudoyer. Les blessures s’additionnent souvent et font beaucoup.
    En lisant ce premier fragment je pense à la Patience des traces de Jeanne Benameur.

    • Je réponds globalement : Je ne tiens pas à rejoindre telle ou telle consigne.Ce 2 n’a pas été écrit dans le même état d’esprit de la consigne 25 que je n’ai pas vraiment respectée. Le sujet me paraissait assez lourd pour justifier une rallonge de travail rédactionnel mais le contexte ne s’y prête pas. La vie est drôle et triste à la fois, oui, si on pouvait doser chaque jour soi-même la répartition je crois qu’on ne serait pas sur cette planète. Quant à Jeanne Benameur , je la lis depuis fort longtemps. Je suis contente de la voir évoquée ici.

      • Oh oui je comprends mais nous sommes forcément un peu rempli des consignes comme des lectures que nous avons faites des textes des autres. L’intention n’est pas mais l’habité parfois…

  3. L’importance des silences. Mathilde amie sur qui s’appuyer. Encore une référence à la patience des traces pour moi dans ce fragment. Si tu ne l’as pas lu je pense qu’il te plaira:) Je me demande d’ailleurs si le personnage féminin ne s’appelle Mathilde. je ne me souviens pas. 🙂

    • Oui, j’achète tous les livres de Jeanne BENAMEUR et celui-ci est quelque part dans mes piles. C’est un livre important car le thème du soignant qui se soigne et qui médite ses échecs et ses silences, est nouveau dans la littérature.L’histoire du bol brisé de Simon est bien sûr ce qui m’a inspirée pour mon texte.

  4. Les consignes sont pour moi ce qui empêche la forêt de distinguer l’arbre à décrire. Je n’ai pas besoin de contraintes pour écrire. D’autres pensent le contraire. Dans le collectif, il y a une certaine pression de conformité qui joue, or c’est l’émancipation qui est convoitée. Il y a trop d’éléments en suspension devant mes pensées. On écrit pour savoir ce qu’on pense disait le philosophe Francis Jeanson. Si on écrit dans les lunettes de quelqu’un d’autre on prend le risque de ne pas voir ce qu’on visait. Par ailleurs, je crois que le fait de faire passer les questions de forme avant celles de fond, on fourvoie un peu les gens. Pour moi , on essaie de dire quelque chose d’intéressant si possible, et après on bidouille l’emballage si ça fait plaisir. On se lasse vite de textes qui ne font qu’énumérer le réel en le compactant de manière mécanique, même à l’oral je finis par m’ennuyer, c’est comme si j’attendais que quelqu’un manie un rubicube jusqu’à ce qu’il trouve toutes les faces identiques. Ce n’est pas cela qui me convient.