Vers la fin de sa carrière, le photographe de renom organisa trois expositions successives donnant à chacune le même titre : les photos invisibles. La première était une rétrospective de ses meilleurs travaux réalisés au long de trente années de profession. On y retrouvait ses œuvres les plus emblématiques, rigoureusement millimétrées, celle de la terrasse avec ses cinq personnages chacun imitant un geste, l’homme portant la main à l’oreille, la femme au bras négligemment accoudé à la balustrade en fer noir, l’autre femme qui sourit en l’écoutant, l’homme dans l’encadrement de la porte ouverte donnant sur la terrasse, l’autre en angle droit par rapport au dernier, un verre en plastique blanc à la main, les yeux rivés sur une table où sont posés des bouteilles et d’autres verres. Comme encadrement, un feuillage d’été. La photo s’appelle Rumeur, justement parce qu’il s’en dégage un apaisement et un silence qui nous disent que tout est à sa place. Sur la photo intitulée Time-Share, une main, cette main, dans une position si invraisemblable qu’elle en devient réelle par l’obsession du regard, puis, sur une autre, un homme de dos, dont la carrure asphyxie toute la lumière venant de l’ascenseur, ou encore celle de l’homme aux ballons, marchant seul parmi les baraques closes d’une fête foraine. Et tant d’autres.
La deuxième exposition montrait un ensemble de trente photographies alignées sur un mur blanc de la galerie. Encadrement fixe donnant sur un paysage d’arbres et de rochers, une femme au milieu, assise, les bras entourant ses genoux, vêtue d’un corsage bleu sans manches, cheveux sombres attachés, regarde au loin (on lui a absolument demandé de ne pas regarder la caméra ou alors c’est elle qui en décidé ainsi). Sur la photo nº 2 un élément du paysage a disparu. Sur la 3, un autre encore. Au départ, des disparitions sont discrètes, juste une pierre ici et là. Ce n’est que vers le milieu du parcours linéaire que l’on s’aperçoit de ce qui fait défaut. Puis les arbres disparaissent, la restante végétation, les plus gros rochers, la femme. Sur la dernière photo, une écharpe verte plane sur le vide. C’est aussi la seule photo à avoir un titre : Clairière.
Dans la galerie aux salles blanches et plafonds en ogive, toute une série de cadres vides de dimensions variables, les plus grands mesurant un mètre vingt sur quatre-vingt-dix centimètres. Sous chaque cadre, une étiquette blanche avec un titre, ou plutôt un lieu, et une date. México, 1990, Barcelone, Ramblas, 2001, São Paulo, Avenida Paulista, 2007, New York, 2004, Syracuse, 2000, Lima, 1999. En tout, le nom de quarante villes ou de quartiers de ces villes du continent américain et européen.
Sur une vidéo qui répète inlassablement la même information aux visiteurs, le photographe explique : le titre de la première exposition signifie que chacune des photos réalisées est le négatif d’une image impossible, le titre de la seconde veut dire qu’une photo est ce que la mémoire en retient, la troisième exposition justifie elle-même le titre. Il n’a jamais vu les photos prises aux endroits qu’il indique sous les cadres. Puis il décrit, non pas ce que l’on aurait dû voir sur la photo manquante, mais l’histoire de l’image qui n’existe pas.
Le photographe est Duarte Amaral Netto. L’histoire est inventée.
(tu as une drôle de façon de contourner la consigne, mais c’est vrai qu’on s’en fout aussi (pas de la consigne, puisque tu y réponds – étrangement) : j’ai quand même beaucoup aimé (je suis allé voir son site) (Rumeur fait penser à ce film sur Cuba ces gens qui discutent sur une terrasse – Retour à Ithaque,Laurent Cantet, 2014 – pas mal) et pensé à cette série de Nicholas Nixon (pourquoi ? …?) qui montre ses quatre sœurs tous les ans pendant 20 ou trente ans je ne sais plus – les regards sans doute de ces quatre femmes) (pour la troisième avant de lire la fin, je me disais qu’il faudrait faire des photos des voyages de ce photographe quand il arrive – ah pas depot… – en tout cas extra !
Ah, oui, j’adore cette série de photos. Je vais voir le film de Cantet.
Moi, j’ai cru répondre à la consigne 🙂 Mais je l’ai sans doute mal comprise. Mais contente que tu aies aimé quand même. Me suis bien amusée à l’écrire.
Un texte libre. Des photos plus vraies que nature par l’écriture. Un très beau texte !
Merci Helena !
Merci, Fil ! Pensais avoir répondu à la consigne, mais en tout cas, cela m’a fait du bien d’écrire ce texte.
quelle étrange histoire…
(j’ai un peu de mal à voir par quel biais tu t’es appropriée la « contrainte », mais ce qui compte sans doute est ta production du jour)
un récit construit qui interroge…
Merci, Françoise ! J’ai beaucoup aimé écrire ce texte ; en fait c’est ma façon d’écrire plus portugaise, comme je te disais l’autre jour. Quant à la consigne, pensais être en plein dedans ! 🙂 Merci, encore de ton retour ! Cela compte beaucoup !
J’adore l’univers des expositions, et celui si proxima si proche de nous de la photographie, on voit, on imagine, on déambule, grâce à ton style indolent compagnon de voyage, comme un vent marin qui prend le corps et le conduit vers la plage
Merci infiniment, Françoise pour votre beau et poétique retour ! En effet, les images de ce photographe nous emportent vers un autre univers, celui de la sérénité et du silence.