Avec une nouvelle légèreté L’an prochain cela fera 25 ans que j’habite Lissieu. Une amie commune nous avait présenté, moi la prussienne d’adoption, lui le lyonnais de hasards familiaux. 3 mois pour décider de vivre ensemble, trois mois pour trouver où, 4 mois de vie en gîte pendant les travaux et nous emménagions à Lissieu. Puis-je dire que nous y sommes intégrés ? Qu’est-ce qu’être intégré dans une petite ville aujourd’hui ? J’avais gardé mon travail à Paris, lui le sien à Villefranche. Nous avions gardé nos ami(e)s d’ailleurs, les enfants continuaient à voir leur mère pour les uns, leur père pour les autres, ils n’étaient plus d’âge à fréquenter l’école primaire, notre vie consistait à gérer des plannings de déplacements et à résoudre les conflits intra-familiaux, avec la parfaite légèreté des nouveaux amoureux. Bien sûr par voisinage on rencontra quelques connaissances assez proches pour leur confier une procuration de vote, échanger quelques outils et rendre quelques services ou partager la fête des voisins. Nos premières rencontres nous les avons faites par la curiosité des voisins qui voulaient voir ceux qui avaient repris le terrain de jeux de leurs enfants, cette ancienne maison paysanne jouxtant des granges vides, moitié ruine, moitié chantier en cours d’achèvement.
Lissieu n’est pourtant pas qu’une ville dortoir ni une ville où les gens ne font que passer. Il y reste des descendants de vieilles familles paysannes propriétaires (2 siècles), des réseaux d’amitié se sont créés entre les premiers habitants des lotissements (50 ans) qui sont encore vivants, le réseau associatif est dense et ancien (60 ans pour la plus ancienne) les nouveaux arrivants se retrouvent à l’association des parents d’élèves de l’école primaire – aux deux associations de parents d’élèves, puisqu’il y a deux écoles, lieux de la véritable intégration. La nouvelle municipalité élue en 2020 est une émanation de l’association des parents d’élèves. On se frôle, on se salue, on connaît les chiens et les maîtres des chiens qui font le même circuit, on se croise à quelques manifestations ou dans quelques commerces, mais on ne s’invite pas, on partage moins qu’avec de parfaits inconnus. La vie est pourtant légère à Lissieu, moins anonyme qu’en ville, moins étroite que dans le village de mon enfance, une cohabitation sereine pour une vie qui se vit en partie ailleurs à une autre échelle que celle de la commune.
Se faire une piqure pour se donner la lèpre J’ai découvert par hasard (dans la partie documentaire de la bibliothèque de Lissieu) les livres de Patrick Deville. J’aime sa manière de regarder le monde, mondialisé depuis trois siècles (les explorateurs), deux siècles (les colons), un siècle (les familles et les guerres). C’est fou ce qu’on a bougé, ce qu’on bouge et ce qu’on bougera (peut-être). L’échelle des vies a changé et c’est comme si cela donnait un autre regard sur ce qui se passe à côté de soi. La peste est venue de Wuhan, mais c’est ici et maintenant qu’on porte le masque. C’est à Lissieu qu’ont été coupés les chènes centenaires du bois de Montvallon, ils ont autant d’importance que les arbres de la forêt amazonienne. C’est à Lissieu que l’extrême droite a obtenu plus de 25 % des suffrages au premier tour des législatives, ce n’est pas au bout du monde, ce sont tes voisins. C’est de Lissieu qu’est parti M. M. pour aller chercher sa belle famille en Ukraine. L’exotisme lointain fascine encore certains, c’est l’interdépendance géographique et historique du monde qui me fascine et que je veux explorer.
J’habite à Lissieu la maison d’Alexandre Cuzin (1795-1875) qui fut soldat de Napoléon et reçut la médaille de Sainte-Hélène, décoration créée par Napoléon III pour les soldats encore vivants en 1857 et aynat combattu aux côtés de Napoléon pendant les guerres de 1792 à 1815. Où suivit-il Napoléon, je ne le sais pas. C’est à Lissieu aussi que s’affrontèrent en 1814 armée autrichienne et armée française, bataille perdue par Augereau le 20 mars 1814 et sans doute 4000 morts enterrés dans des fosses communes du bois d’Ars sur les 80 000 combattants. À Lissieu encore le 19 juin 1940 le 25e régiment de tirailleurs sénégalais défend le couvent de Montluzin et tire pour retarder l’avancée allemande. Les Français ne tiendront que cinq heures face aux troupes allemandes. Plusieurs blessés sont achevés et cinquante tirailleurs sénégalais faits prisonniers sont fusillés près de la gare des chères (19 Français , originaires de toute la France et 19 de Peuls, Bambaras, Malinkés, venus du Sénégal, du Dahomey, de Côte d’Ivoire, de Guinée et du Soudan.
Essaie l’envoutement Lissieu n’a pas connu de personnage d’envergue nationale comme le citoyen André-Marie Ampère de Poleymieux au Mont d’or , l’inventeur des concepts de l’électricité ou de personnalité victime d’un drame aussi sanglant que celui d’Aimé Guillin du Montet, seigneur de Poleymieux dépecé vivant par ses villageois en 1791. L’unique est sans doute Arsène O’Mahonny, brillant écrivain de la presse royaliste sous la restauration, qui acheta le château de Montvallon en 1846 après seize ans d’exil à Fribourg en Suisse pour fuir la Monarchie de juillet. Il ne le garda que dix ans de 1846 à 1857. Sa tombe et celle de sa deuxième épouse Augustine Pasquier de Franclieu qui lui donna quinze enfants et éleva la fille de son premier mariage sont au pied de l’église de Lissieu. Il se remariera en 1848 et aura encore deux enfants qui naîtront à Lissieu.
Fils unique de Barthélemy O’Mahony [irlandais d’origine, émigré à 15 ans], lieutenant général au service de la France, et de Monique de Gouy d’Arsy, veuve du comte des Salles, Marie Yves « Arsène » Barthélemy Daniel est né au vieux Louvre, dans l’appartement que Louis XIV avait donné à Madame de La Lande, sous gouvernante des Enfants de France, son arrière-arrière-grand-mère maternelle. Il a été baptisé le 30 décembre 1787 en l’Église Royale et paroissiale de Saint-Germain l’Auxerrois. Son parrain est le Comte Daniel O’Connell, Mestre de Camp du régiment de Salm-Salm, « ami de cœur » de Barthélemy. Sa marraine est sa grand-mère, Anne Yvonnette Rivié de Ricquebourg, marquise de Gouy, dame d’honneur de Madame Adélaïde de France [3e fille de Louis XV].
Après une enfance passée en exil après 1791 en Allemagne , puis en Angleterre, et une courte carrière militaire à la suite de son père [de retour en grâce après la chute de Napoléon], c’est par la plume qu’Arsène se distingue dans les journaux royalistes et ultramontains. Il se décrit lui-même ainsi en 1828 peu de temps avant son exil en Suisse : « Il y a longtemps que les impies m’appellent un fanatique, les ministériels, un frondeur, les constitutionnels, un ultra, et les courtisans, un factieux. Embarrassé du choix entre tant de titres, j’en ai adopté un autre que peu de gens m’envieront et que personne ne m’arrachera, c’est celui de catholique romain. » On le sollicite, on recherche sa plume, Il collaborera ainsi à un grand nombre de journaux et côtoiera, polémiquera avec les grands noms de l’époque [y compris Victor Hugo, jeune poète, avant qu’il rejoigne la République] : Le conservateur [sous la direction de Chateaubriand], Le drapeau blanc, Le défenseur, Les annales de la littérature et des arts, Les lettres champenoises, La foudre, Le mémorial catholique, La quotidienne ,L’invariable, Le véridique, La gazette du Lyonnais, la France [journal des intérêts monarchique en Europe]. Considéré comme un esprit subtil et railleur, il rompra beaucoup sans jamais varier de son engagement royaliste et catholique romain.
Affecté à Bourges en 1815 dans sa courte carrière militaire, il décrit ainsi la ville et ses habitants : « J’ai donc quitté Paris la grande pour venir promener mes grâces dans Bourges la vilaine, où mes grâces ne font pas leur effet, tant les habitants sont obtus et les habitantes bouchées. On ne m’apprécie pas encore, je ne le dis qu’à vous. Hâtez-vous [de m’écrire] car bientôt je vais devenir si bête, si bouché et si berrichon, que je ne distinguerai plus des vers d’avec de la prose, et vos hémistiches, vos rimes, et vos périodes seraient perdues pour moi. À la rapidité de la contagion, je juge que j’ai encore quinze jours d’esprit et trois semaines de sens commun devant moi… Je suis arrivé de jour dans la ville, et le soir presque personne n’a illuminé. Je me suis montré à la promenade et personne n’est monté dans les arbres pour me voir passer excepté deux petits garçons dont le volant était accroché à une branche. La ville est affreuse, les rues sont de travers et mal bâties, les habitants ressemblent pour la plupart aux rues, les femmes honnêtes sont singulièrement vertueuses, n’ayant chacune qu’un mari et un amant à peu près du même âge et de la même date. Les demoiselles y sont vêtues depuis les talons jusqu’au menton, toujours munies de trois jupons et d’un caleçon quand le baromètre est à la tempête. Les actrices sont très catins et laides en proportion. Le grand amoureux est bossu, le père noble louche et le valet bégaie. Les gens riches sont vilains et les pauvres ne sont pas beaux, on y mange peu, on y digère mal, et, grâce aux punaises, on n’y dort guère ! . »
Aventure-toi dans le monde Laissé à l’abandon, le château de Montvallon peint par Utrillo a été démoli en 2013 ou 2014. L’école de Montavallon a été bâtie dans le parc. La ferme existe toujours et vient d’être rachetée par un élu. l’acte de vente de 1857 précise :
1° le domaine dit de Montvallon, que M. le comte O’Mahony possède sur la commune de Lissieu, composé de maison de maître, bâtiments d’exploitation, fenils, écuries, hangars, four, cellier, cour, jardins, verger, prés, vignes, forêt, bois taillis et terres, le tout d’un seul tènement d’une contenance garantie de onze hectares quarante deux ares, vingt centiares avec toutes ses dépendances, les pressoir, cuves, vases vinaires et tous les immeubles par destination.
2° un petit fonds planté en acacias joignant à l’ouest la terre portant le numéro 179 du cadastre, dépendant du domaine de Montvallon.
3° un droit de prise d’eau dans le bois appartenant au sieur Benoit Voisin, propriétaire cultivateur et dama Jeanne Marie Magnin sa femme, demeurant à Lissieu.
Le domaine de Montvallon est confiné à l’est par l’ancienne route impériale de Paris à Lyon, les vignes et terres de Florentin, au nord par les terres et vignes de Florentin, bois à Murat, terres et vignes à Thibaut, terre à Delorme, pré à Combet, à l’ouest par la terre de Delorme, par celle de Thibaut, par le chemin de la croix Rampeau et par la terre de Vianey, les terres et vignes de Napoly, le bois défriché de Dumontet, la propriété de Cuzin et celle du Gros.
Il y a bien longtemps que Lissieu n’est plus cet espace rural qui se vit à l’échelle communale. Arsène O’Mahonny parlait quatre langues, avait vécu dans au moins quatre pays. C’est pourtant le plus oublié des châtelains de Lissieu. Ses successeurs relèveront le défi, après les Chavanis, le château sera la propriété de la famille de Gaillardon de Fenoyl et l’acte de vente de ma maison porte le nom d’un Gaillardon de Fenoyl né à Bac Giang en Indochine, province du Tonkin. Elle jouxte encore celle de Vianey [qui n’était autre que le beau-frère de Cuzin le médailler de Sainte-Hélène qui avait épousé sa sœur] dont les granges délaissées pendant un demi-siècle ont été vendues et viennent d’être réhabilitées en habitation par un Zinédine dont la famille vient d’Algérie.
« L’exotisme lointain fascine encore certains, c’est l’interdépendance géographique et historique du monde qui me fascine et que je veux explorer. »
Et tu explores aussi les terres inconnues du tout proche.